Belgique

”Je regrette l’absence d’un procès public dans l’affaire Loubna Benaïssa”

Malgré le jeune âge de Loubna, cette disparition ne sera jamais véritablement considérée comme inquiétante. Ce n’est qu’une semaine après les faits que les enquêteurs s’intéressent au dossier. Plusieurs pistes apparaissent, notamment celle menant à un voisin de la famille Benaïssa : Patrick Derochette. L’homme est connu de la justice pour des faits des mœurs. Mais pour le jour des faits, il a un alibi.

Le temps passe. Les investigations patinent. Jusqu’à l’éclatement de l’un des dossiers les plus sombres de l’histoire judiciaire du pays : l’affaire Dutroux.

Un rapport d’expertise détaillé

Les enquêteurs basés à Neufchâteau et qui ont mis la main sur Marc Dutroux, en septembre 1996, collaborent avec la justice bruxelloise pour retrouver Loubna Benaïssa. Le 5 mars 1997, le corps de la fillette est découvert dans la cave de la pompe à essence où travaille Patrick Derochette. Le 7 mars, il est arrêté.

Le suspect échappe toutefois à une peine de prison : la chambre des mises en accusation de Bruxelles ordonne l’internement. Dans son arrêt, la chambre s’appuie sur les rapports d’expertise psychiatriques demandés par les juges d’instruction de Neufchâteau et de Bruxelles. Des rapports qui concluent qu’au moment des faits, Patrick Derochette était dans “un grave état de déséquilibre mental, le rendant incapable du contrôle de ses actes”. Si Patrick Derochette a bien reconnu les faits, il est un “danger pour la société, mais aussi pour lui-même”.

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Damien Vandermeersch, professeur de droit pénal à l’UCLouvain, se souvient extrêmement bien de cette affaire. Et pour cause, il était le juge d’instruction bruxellois en charge du dossier. Et 27 ans plus tard, il regrette l’absence d’un procès et d’un débat publics sur cette affaire.

”Les vertus d’un débat aux assises”

”C’est le genre de dossiers qui sont marquants, se remémore Damien Vandermeersch. La collaboration avec le juge Gérard – et la cellule de Neufchâteau – a été extraordinaire. Tout est allé assez vite. Puis la chambre des mises en accusation de Bruxelles a ordonné l’internement. L’absence de procès public n’a pas permis aux citoyens d’avoir le sentiment que justice avait été rendue. Or, c’était essentiel dans le cadre des dossiers en lien avec l’affaire Dutroux.”

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Pour l’ancien juge d’instruction, la procédure judiciaire a accentué la mécompréhension du grand public, déjà chamboulé par l’affaire Dutroux.

Patrick Derochette aurait-il dû être envoyé en prison plutôt que dans un établissement de santé mentale ? “Je ne remets absolument pas en cause la nécessité de l’interner, précise Damien Vandermeersch. Mais j’estime qu’un examen au fond était nécessaire pour, justement, avoir un débat public sur l’internement. Derochette avait déjà été interné une première fois, ce qui ne l’a pas empêché de récidiver. L’internement est pourtant une mesure qui, en principe, a pour objectif de traiter la pathologie et de guérir l’interné afin qu’il ne constitue plus un danger social. Cela pouvait donc laisser penser que cela n’avait pas donné les résultats attendus ou que l’internement n’était pas pertinent. Il fallait donc plus d’explications sur la question de l’internement, ce qui aurait été possible lors d’un procès public. Un procès qui aurait pu aboutir à un jugement donnant lieu à un internement également, mais qui aurait pu aussi donner l’occasion de remettre en question de façon plus générale la manière dont l’internement était organisé à l’époque. La décision de la chambre des mises en accusation donnait le sentiment qu’il n’y avait pas eu de jugement ni de remise en question du système”.

Et de poursuivre : “Tout cela démontre les vertus d’un débat public aux assises. Cela permet d’apaiser, de poser les questions avec sérénité et de comprendre les décisions prises par la justice. L’opinion publique avait besoin de comprendre. Ici, on a simplement ajouté de l’incompréhension à une grande peine”.

Le tournant avec l’affaire Nathalie et Stacy

Damien Vandermeersch rappelle qu’après l’affaire Dutroux, il y a de nombreuses remises en question dans la façon de mener des enquêtes judiciaires. Surtout dans les cas de disparition d’enfants. “Avant cela, on estimait souvent qu’un enfant disparu, c’était probablement une fugue. Aujourd’hui, on est bien plus réactif. Et heureusement, explique-t-il. Le véritable tournant est, selon moi, l’affaire Nathalie et Stacy, en 2006. Rapidement après la disparition des fillettes, les enquêteurs se sont rendus auprès d’un suspect, Abdellah Ait Oud. Lors des perquisitions, le siphon du lavabo du suspect a été analysé, permettant d’identifier la présence de fibres de vêtements appartenant aux victimes. Cette méthodologie, assez neuve à l’époque, démontre une chose : ces dramatiques dossiers sont dorénavant traités avec plus d’implication”.

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