Suisse

Le partenariat migratoire Suisse-Tunisie est-il une réussite pour les deux pays? – SWI swissinfo.ch

Poignée de main entre une ministre suisse et un ministre tunisien


L’ancienne ministre suisse de Justice et Police Simonetta Sommaruga et l’ancien ministre tunisien des Affaires étrangères Rafik Abdessalem après la signature d’accords bilatéraux sur la migration et l’échange professionnel de jeunes en 2012.


Keystone

Cet accord signé en 2012 visait une maîtrise des arrivées clandestines en Suisse tout en proposant des échanges entre jeunes pour parfaire leurs connaissances. Ce pacte qui se voulait gagnant-gagnant a-t-il atteint ses objectifs et quels défis sont encore à relever?

Lors de la révolution de jasmin en Tunisie (2010-2011), nombre de personnes migrantes issues de ce pays avaient tenté à ce moment-là l’exil vers l’Europe. En place depuis 1987, le président Zine el-Abidine Ben Ali avait dû fuir à l’étranger et les frontières du pays étaient poreuses. Pour faire face, Berne et Tunis avaient paraphé un accord de coopération sur deux piliers tenant à la fois compte «des défis et des opportunités de la migration», selon le texte.

La Tunisie avait accepté la réadmission chez elle de demandeurs d’asile déboutés en Suisse. Et pour faire contrepoids, la Suisse avait proposé de procéder à des échanges entre jeunes (18-35 ans) pour leur permettre d’effectuer des stages grâce à des visas de courte durée.

La Suisse n’en était pas à son coup d’essai. De tels accords avaient déjà été conclus avec la Bosnie-Herzégovine, la Géorgie, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Nigeria, la Serbie et le Sri Lanka. Des partenariats incluant la réadmission de personnes déboutées avaient été signés avec 52 pays, couplés à un engagement pour la formation avec quatorze d’entre eux.


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Alors que l’Union européenne entend aujourd’hui resserrer ses frontières tout en songeant à externaliser sa politique migratoire, l’accord acté en 2012 entre la Suisse et la Tunisie continue de faire jaser. D’autant que la Grande-Bretagne veut réexpédier une partie de ses requérants vers le Rwanda. Mais la Cour suprême britannique a jugé ce projet illégal, car enfreignant la Convention européenne des droits de l’homme, selon un arrêt rendu en 2023.

Interrogé par swissinfo.ch, l’ancien député progressiste du parlement tunisien, Majdi Karbai, affirme pour sa part que «ces réadmissions s’apparentent d’un point de vue juridique plutôt à des déportations forcées». De plus, poursuit-il, «la Suisse et les pays de l’UE contraignent la Tunisie à accepter ces personnes en retour contre des quotas de visas d’entrée réguliers».

Selon lui, ce type de partenariat accouche rarement d’une relation gagnant-gagnant. «Les procédures et les conditions à remplir pour obtenir ces visas sont en définitive autant d’obstacles qui font que ce quota n’est pas pleinement garanti», explique-t-il. Un constat difficile à confirmer puisque les statistiques sur ces quotas ne sont pas rendues publiques.


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À Berne, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) affirme de son côté que «le nombre de personnes concernées par ces retours vers la Tunisie reste faible, qu’ils soient volontaires ou pas». De même, dit-il, «que le nombre de demandes d’asile et d’arrivées illégales en Suisse».


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Toujours selon cet accord, la Suisse s’engage à couvrir les frais de retour sur un vol commercial pour les personnes déboutées. Berne leur verse à chacune une somme d’argent qui est non divulguée, d’un minimum de mille francs. Ce viatique doit permettre, sur le papier, de «créer des conditions favorables à leur réintégration sociale et économique». L’an dernier, 5742 personnes ont été frappées d’une décision de renvoi en Suisse et ont dû quitter par la force ou volontairement le pays, un chiffre en hausse de 19% sur un an.

Dangers à prévoir  

Pour les organisations de défense des droits humains, cet accord induit aussi qu’un État comme la Tunisie pourrait devoir reprendre sur son sol des personnes apatrides au motif qu’elles ont foulé le territoire tunisien avant de partir tenter leur chance en Europe.

En théorie du moins, Tunis pourrait devoir réadmettre ces personnes sans papiers, car beaucoup les détruisent durant leur périple pour rendre leur expulsion plus difficile. Dans la pratique, cette mesure n’est guère appliquée. Mais il n’est pas impossible qu’elle le soit avec le durcissement actuel de la position de Bruxelles à l’égard de l’immigration clandestine. 

«Tous les pays étudient cette possibilité», avance Majdi Karbai. Et de citer un exemple: «un migrant malien transitant par la Tunisie pour aller vers l’Europe pourrait être renvoyé en Tunisie, ce qui ferait de cette dernière un pays de réinstallation; ce que la Tunisie réfute».

Plusieurs ONG s’inquiètent aussi de la situation qui s’est dégradée en Tunisie, alors que Berne continue de présenter ce pays comme un pays sûr, afin de justifier les renvois. «Ce n’est plus le cas», alertent ces ONG qui s’appuient sur les derniers rapports concernant la liberté dans le monde, lesquels classent la Tunisie parmi les pays «partiellement libres» seulement.

«La violence est de retour. En particulier les attaques perpétrées contre les minorités, notamment la communauté LGBT. Des atteintes à l’intégrité physique ont été constatées comme le recours au contrôle rectal», relaie l’ancien parlementaire tunisien. Selon lui, «l’Europe ferme les yeux pour poursuivre les déportations par le truchement d’accords migratoires, le tout sur fond de préparatifs pour faire de la Tunisie un pays de réinstallation».

Beaucoup de migrants et migrantes tentent également de retourner en Europe après avoir été réadmis en Tunisie. Nous avons ainsi appris de la bouche de l’un d’eux, réadmis en Tunisie en 2016, qu’il se préparait précisément ces prochains jours à rembarquer depuis la Tunisie.

Premier emploi et stages

L’autre volet de l’accord entre la Suisse et la Tunisie, celui qui concerne l’échange d’un nombre limité de travailleuses et travailleurs qualifiés pour une durée limitée, soulève aussi des questions. La Tunisie profite-t-elle de ce programme? L’accord stipule que la Suisse s’engage à former des jeunes par le biais de stages pour qu’ils retournent ensuite en Tunisie dotés de davantage compétences. Jusqu’à 150 jeunes devraient bénéficier en principe de cette formation par an dans les deux pays. Le compte n’y est pas puisque seulement 174 jeunes venus de Tunisie y ont participé entre 2015 et 2023. Et un Suisse en Tunisie.   


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Pour expliquer cette distorsion, le SEM affirme que «le marché du travail en Suisse est généralement plus attractif pour les jeunes de Tunisie que l’inverse». Et il précise que ce volet de l’accord sur la formation des jeunes est, en dépit d’une fréquentation assez faible, «le troisième accord le plus intéressant après ceux conclus avec les États-Unis et le Canada».

Dans le cadre de ce partenariat Suisse-Tunisie, Berne promeut aussi le projet dit Perspectives dont l’objectif est de faciliter la mobilité des jeunes en stage ou en formation.

Là encore, les attentes ont été douchées. Seulement 200 jeunes se sont inscrits à ce programme qui court jusqu’à 2026. «Parmi eux, 150 seront réintégrés sur le marché du travail tunisien», détaille Theres Meyer, porte-parole de Swisscontact, une organisation indépendante à but non lucratif qui soutient des jeunes de Tunisie en quête d’une formation en Suisse. «Ce programme veut mobiliser la diaspora tunisienne pour offrir des chances d’emploi et contribuer à la croissance à la fois sociale et économique du pays», ajoute-t-elle.

Mais des obstacles administratifs se présentent à cette jeunesse en quête d’un stage ou d’un premier emploi. De plus, les places ne sont pas toujours compatibles avec leurs métiers.

Peaufiner ses connaissances

Étudiante en ingénierie, Insaf Naeli a bénéficié de ce programme comme stagiaire dans un cabinet d’architecture. Elle vient de rentrer en Tunisie après huit mois passés en Suisse. «Ce fut l’occasion de peaufiner mes connaissances et mes compétences, car des personnes expérimentées m’ont entourée», résume cette Tunisienne de 25 ans à swissinfo.ch.

Portrait d'une jeune femme


Insaf Naeli

Mais tout ne fut pas simple, car entre la Suisse et la Tunisie, les méthodes de construction et les lois diffèrent. «Je n’ai cessé durant ces huit mois de poser des questions», admet-elle.   

À moyen terme, Insaf Naeli veut rester en Tunisie. Mais pas définitivement. Dans l’immédiat, elle désire surtout lancer sur place sa startup et développer ses aptitudes entrepreneuriales. Mais elle n’est pas opposée non plus à profiter à l’avenir d’opportunités professionnelles en Europe pour acquérir davantage d’expertise encore et revenir en Tunisie faire partager ensuite ses connaissances. Mais difficile de savoir combien parmi celles et ceux qui ont bénéficié de ce programme ont fait le choix de se réinstaller et combien ont quitté la Tunisie.

«Ce partenariat migratoire fonctionne très bien depuis 2012», note le Secrétariat d’État à la migration. Reste que des interrogations demeurent quant à la réadmission des personnes déboutées ainsi que sur le nombre très faible de jeunes qui profitent de ces échanges.  

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Alain Meyer / op

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