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Google Maps, une histoire suisse – SWI swissinfo.ch

Homme faisant une présentation devant des écrans représentant des cartes de géographie


Dès les années 1990, l’entrepreneur suisse Samuel Widmann avait compris que l’avenir des cartes serait numérique. En 2006, il a rejoint Google à Zurich après avoir vendu sa société de services géographiques au géant californien.


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Peu de gens savent que derrière Google Maps se cachent l’intuition d’un entrepreneur helvétique et la grande expérience de la Suisse en matière de cartographie. C’est ainsi que le pays alpin a contribué au succès de la plateforme cartographique la plus utilisée du monde.

Samuel Widmann, ingénieur zurichois, en est convaincu: «En Suisse, tout le monde aime les cartes.» Bien avant lui, les cartographes helvétiques représentaient chaque détail du paysage, des chemins aux routes de campagne, des sommets aux vallées, des rochers aux arbres. Jusqu’à l’arrivée de l’image numérique, puis de Google Maps, qui a fait la fortune de Samuel Widmann.

Avant que le géant californien de la recherche sur le web ne crée, en 2005, le site de cartographie en ligne le plus utilisé du monde, Samuel Widmann et son équipe collectaient déjà des images satellites et aériennes depuis leur bureau de Lucerne. Leur objectif était de créer une base de données géospatiales permettant de cartographier numériquement le monde entier.

Voiture cartographiant une route.


Samuel Widmann et son équipe ont inspiré Google Street View. Dès les années 1990, ils prenaient des photos des routes suisses à partir de voitures en marche.


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L’idée semblait folle à l’époque, mais Samuel Widmann y croyait. Il avait de l’expérience: dans les années 1990, il avait commencé à prendre des photos à partir de voitures en marche pour élaborer des cartes numériques précises des routes suisses. Internet n’en était qu’à ses balbutiements et les téléphones portables peu nombreux, mais Samuel Widmann pressentait que les écrans allaient révolutionner la façon de consulter les cartes.

C’est ainsi qu’il a fondé à la fin de l’année 2000 la société Endoxon, qui associait des images collectées dans le monde entier avec des éléments de cartes traditionnelles pour les rendre facilement compréhensibles à un large public. C’était l’avenir des cartes, relève Samuel Widmann. Il n’avait pas tort.

Carte de géographie numérique montrant la région de Saint-Moritz


Une carte numérique de Saint-Moritz, intégrant des images aériennes et des éléments topographiques, produite par Endoxon en 2001.


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La Suisse, berceau d’un projet visionnaire

La Suisse était l’endroit idéal pour tester le potentiel de cette idée visionnaire, grâce à sa petite taille et à sa longue histoire en matière de cartographie. «Nous avons été les premiers au monde à disposer de cartes et d’images aériennes très précises à l’échelle nationale», souligne Samuel Widmann. La Confédération offrait également des services de géolocalisation extrêmement précis. À la fin des années 1990, la Poste suisse a numérisé toutes les adresses du pays dans le cadre d’un projet auquel Samuel Widmann a participé.

Le défi consistait à extraire des images de données suffisamment précises pour permettre à des modèles informatiques de reconnaître des éléments du paysage. «Nous voulions en arriver au point où les algorithmes seraient capables de nous dire ‘Voici une rue, un magasin, un bâtiment’, non seulement en Suisse, mais dans le monde entier», indique Samuel Widmann. Pour ce faire, son équipe avait besoin de nombreuses et coûteuses bases de données ainsi que de puissants serveurs. C’était le début du projet hyperambitieux et presque visionnaire qui deviendra plus tard Google Maps. 

Carte numérique sur un vieux téléphone portable


L’application de cartographie mobile d’Endoxon indiquait les magasins, restaurants et autres points d’intérêt les plus proches dès 2005, peu avant son acquisition par Google.


SRF

Deux Danois et un Suisse aux origines de Google Maps

Google est entré dans l’équation avec un timing parfait. Nous sommes en 2004 et l’entreprise californienne vient d’ouvrir une petite filiale en Suisse, laquelle compte alors quelques dizaines de collaboratrices et collaborateurs. À l’époque, le géant de la recherche sur le web procède à plusieurs acquisitions stratégiques dans l’idée de créer le service géographique le plus puissant de la Toile. Parmi elles, la start-up des informaticiens danois Lars et Jens Rasmussen, qui avaient lancé une application web avec des cartes de recherche interactives et déroulables.

La toute première version de google maps


La version bêta de Google Maps lors du lancement du service en 2005.


Google

Google souhaitait intégrer des informations que l’on trouve d’ordinaire hors des cartes, comme le nom et la géolocalisation des restaurants, cinémas, magasins et autres lieux situés à proximité du point de recherche. En charge de cette mission, les frères Rasmussen prennent conscience du potentiel de la société Endoxon et contactent Samuel Widmann.

«C’était un site incroyable. Ce que Endoxon a réalisé est mille fois mieux que tout le reste», déclarait Lars Rasmussen à la BBC en 2022, admettant que l’entreprise avait un avantage commercial sur Google. Selon Lars Rasmussen, la société de Samuel Widmann était passée inaperçue en raison de sa situation – en Suisse et non aux États-Unis – et de son nom – elle ne s’appelait pas Google. En 2006, le géant américain s’empare de Endoxon et Samuel Widmann rejoint le groupe. Il dirigera l’équipe Maps à Zurich pendant près de quinze ans.

Cartographie suisse: la tradition au service de l’innovation

Samuel Widmann peinait à croire que Google était prêt à dépenser autant d’argent pour acquérir Endoxon en vue d’élaborer son service de cartographie. L’entrepreneur dit ne pas pouvoir divulguer le montant exact de la transaction, mais évoque plusieurs millions. En Suisse, personne n’avait perçu le potentiel de la société de Samuel Widmann. L’utilisation d’images aériennes pour produire ses cartes lui avait même causé des ennuis.

«En Suisse, nous n’avons pas attiré la sympathie des autorités fédérales. Celles-ci nous accusaient de vouloir détruire la réputation de la cartographie», raconte Samuel Widmann, qui se souvient également d’avoir été traîné en justice.

>> VIDEO: La Suisse et ses cartes; une longue romance:

Mais l’entrepreneur n’est pas rancunier. La Suisse était si fière de sa tradition cartographique qu’une telle réaction de sa part était tout à fait naturelle, dit-il. La capacité des cartographes helvétiques à reproduire méticuleusement les détails des roches et du terrain, même en haute montagne, était réputée dans le monde entier. À tel point que, à partir des années 1960, la Suisse a été sollicitée pour produire des cartes du Denali, le plus haut sommet d’Amérique du Nord, ainsi que du Grand Canyon et du mont Everest. Une technique d’ombrage particulière permettait de transmettre visuellement la plasticité et la tridimensionnalité de la roche.

«La représentation suisse de la roche et des montagnes était tellement extraordinaire que toute personne lisant les cartes pouvait les comprendre intuitivement», souligne l’historien Felix Frey, de l’Office fédéral de topographie swisstopo.

Un peu de Google dans les cartes suisses

swisstopo est actif dans le domaine de la cartographie depuis près de deux cents ans. Son fondateur, Henri Dufour, qui a donné son nom au plus haut sommet de Suisse (la Pointe Dufour), a joué un rôle clef dans le développement des cartes modernes, en produisant la première carte détaillée de la Confédération suisse au milieu du 19e siècle.

> > La première carte topographique de la Suisse à l’échelle 1:100’000, réalisée sous la direction d’Henri Dufour entre 1845 et 1864:


Contenu externe

Google reconnaît l’importance de cette contribution et ne cache pas ses racines suisses.

Mais, aujourd’hui, c’est davantage Google qui influence swisstopo que l’inverse, note Christoph Streit, responsable du domaine Cartographie chez swisstopo. À l’instar des cartes de Google, celles de swisstopo sont de plus en plus axées sur l’interactivité et intègrent des informations telles que les horaires des transports publics.

«La cartographie interactive n’est pas née dans les agences nationales de cartographie, mais dans des entreprises informatiques comme Google ou Apple», précise Christoph Streit. Pour des institutions comme swisstopo, cliquer sur une carte afin d’obtenir des informations supplémentaires n’est pas l’objectif premier. Les cartes et la visualisation précise du relief restent au cœur des préoccupations, déclare Christoph Streit. «Pour Google, en revanche, les cartes font partie d’un modèle commercial basé sur l’interaction avec les utilisatrices et utilisateurs. Ces derniers sont probablement moins intéressés par l’étude d’une carte ou d’un territoire, souhaitant plutôt savoir si un restaurant est ouvert ou s’il y a des bouchons sur la route», relève Christoph Streit.

Ainsi, Google Maps fonctionne mieux dans les zones urbaines économiquement attractives que dans les zones rurales. Swisstopo, avec son mandat public, produit des géodonnées et des cartes de qualité de façon égale pour tous les sites, indépendamment de l’intérêt commercial, poursuit Christoph Streit. «Nous ne voulons pas et ne pouvons pas rivaliser avec Google. Nous offrons des services différents avec des objectifs différents», ajoute-t-il.

Les cartes au service de Google

Grâce à la numérisation, les cartes sont plus présentes que jamais dans la vie des gens. Et le géant américain en profite pleinement. «Google ne montre pas systématiquement ce qui existe et intéresse les utilisatrices et utilisateurs, mais affiche plutôt ce qui est bon pour ses affaires» en utilisant les données des gens à cette fin, explique Lorenz Hurni, directeur de l’Institut de cartographie et de géoinformation de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Les images aériennes rendent également les cartes de Google plus ambiguës, car tous les objets géographiques ne sont pas clairement définis, par exemple lorsqu’ils sont masqués par des obstacles tels que des arbres ou des poteaux, développe-t-il.

Google occupe une position tellement dominante qu’il est presque impossible pour d’autres entreprises de lui faire concurrence. Cela crée une situation de monopole, observe Simon Poole, de OpenStreetMap, considéré comme le Wikipédia des données cartographiques. «Google domine Internet, en tant que moteur de recherche et en tant que service géographique. C’est dangereux», pointe Simon Poole. Le fait que Google recueille autant d’informations sur les utilisatrices et utilisateurs et puisse suivre et enregistrer leurs mouvements le rend particulièrement effrayant, selon Simon Poole.

Carte numérique sur l'écran d'un téléphone portable


Une image de l’application Swisstopo intégrant des informations supplémentaires à ses cartes, telles que les moyens de transport les plus proches d’un point d’intérêt.


Swisstopo

Le fait que son projet initial ait évolué vers un modèle commercial que certains considèrent comme «dangereux» n’inquiète pas Samuel Widmann. Selon lui, Google se soucie des intérêts des utilisatrices et utilisateurs et de la protection de leur vie privée. Il est davantage préoccupé par les autres acteurs du marché qui rattrapent rapidement leur retard et ne respectent pas les mêmes normes. Si Google connaît un tel succès, c’est parce qu’il propose un véritable modèle du monde: «Je ne pourrais plus vivre sans Google Maps», déclare l’entrepreneur qui semble très attaché à l’entreprise qui a changé sa vie. Il n’est pas le seul.

Aujourd’hui, Samuel Widmann est un investisseur. Même s’il ne travaille plus pour Google, il a toujours le flair pour de bonnes idées. D’après lui, le défi des prochaines décennies consistera à créer des cartes du monde entier super précises et à haute résolution, qui seront intégrées dans les systèmes des voitures autopilotées. «Ce sera la prochaine grande innovation.»

Texte relu et vérifié par Sabrina Weiss et Veronica De Vore, traduit de l’anglais par Zélie Schaller / op

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