Belgique

Les magistrats sont poussés au grand écart permanent : “On nous demande, en même temps, plus de sécurité et moins de gens en prison”

La première chose que j’ai envie de dire, c’est que les magistrats sont soumis à des injonctions contradictoires de façon permanente. Ce sont des hommes et des femmes qui doivent prendre distance, mais ce n’est pas si simple. On nous demande, en même temps, plus de sécurité et moins de gens dans les prisons. On exige le risque zéro, sinon nous devons assumer, et, en même temps, on réclame moins d’incarcérations. OK, c’est le job, mais c’est un peu compliqué. Je pense qu’il y a peu de magistrats qui, fondamentalement, se disent que la prison offre de belles perspectives d’avenir.

guillement

« Je pense qu’il y a peu de magistrats qui, fondamentalement, se disent que la prison offre de belles perspectives d’avenir. »

Pourquoi y a-t-il un taux si élevé de détenus qui restent de longs mois en prison dans l’attente de leur procès ?

C’est un problème : il y a énormément de gens qui se trouvent en prison alors qu’ils ne sont pas condamnés. En soi, conceptuellement, c’est quand même quelque chose de difficile à accepter : ces détentions préventives devraient être strictement limitées dans le temps. Mais les instructions (les enquêtes judiciaires menées par un juge d’instruction, NdlR) durent de plus en plus longtemps. Pourquoi ? Certaines affaires sont complexes, c’est vrai. Mais il faut aussi simplement se poser une question : qui effectue ces enquêtes sur le terrain ? Ce sont les services de police, c’est la police judiciaire fédérale (PJF) et les services d’enquête et de recherche des polices locales, qui eux-mêmes sont saturés. Alors, c’est vrai : la durée de certaines instructions me paraît anormale, d’autant plus s’il y a un ou plusieurs détenus. Et en même temps, je peux difficilement demander aux enquêteurs plus que ce qu’on leur demande déjà. Il faudrait vraiment se rendre compte qu’il y a un souci par rapport à ça.

Les congés pénitentiaires prolongés ? “Des petites cuillères pour vider une baignoire dont le robinet fuite en permanence”

Les magistrats prononcent-ils assez de peines alternatives, quand la loi pénale les y autorise ? Pour certains, la privation de liberté reste la peine de référence.

La prison n’est que rarement la solution la plus acceptable, c’est une évidence. Mais, malheureusement, il y a des situations pour lesquelles la prison est la moins mauvaise des solutions. Et donc, oui, il faut développer des alternatives, comme les peines de travail par exemple. C’est une alternative intéressante si elle est effectuée dans un délai proche de la décision. Mais c’est de plus en plus difficile aujourd’hui de trouver des employeurs ! Des peines de travail sont donc prononcées, mais elles ne sont exécutées, quand elles le sont, que des mois ou des années après.

guillement

« Le souci, c’est qu’on développe des peines alternatives sur le plan théorique, mais qu’on ne se donne pas l’encadrement nécessaire. La justice c’est ça aussi : les moyens dont on va se doter pour concrétiser les alternatives. »

Ces alternatives ne conviennent pas à des personnes complètement déstructurées ou en total décrochage. La prison, ce n’est pas mieux, attention ! Mais comment voulez qu’une personne profondément ancrée dans la toxicomanie ou quelqu’un qui a une forte dépendance à l’alcool se réveille tôt le matin pour nettoyer les parcs dans sa commune ? Le souci, c’est qu’on développe des peines alternatives sur le plan théorique, mais qu’on ne se donne pas l’encadrement nécessaire. La justice c’est ça aussi : les moyens dont on va se doter pour concrétiser les alternatives.

Jamais, depuis dix ans, il n’y a eu autant de détenus en Belgique: « Pour les courtes peines, on n’est qu’au début d’un raz-de-marée »

Les magistrats sont attendus au tournant ?

S’agissant des prisons, je pense que nous avons notre part de responsabilité comme magistrats et que peut-être, dans certains cas, on doit être plus audacieux. Mais à quel prix, le jour où il y a effectivement un dérapage ? Le juge du tribunal de l’application des peines qui décide, à un moment donné, de libérer de façon anticipative un délinquant, voire même un délinquant sexuel, prend des risques. Le substitut de garde qui décide de ne pas saisir un juge d’instruction par rapport à un petit trafiquant de stups se met aussi dans une situation impossible. C’est ça, la réalité des magistrats. On doit la voir aussi.

guillement

« On est en train de devoir gérer l’échec de tout ce qui a été fait, ou pas, avant. Et comment peut-on imaginer que demain, il y ait moins de fractures sociales, moins de personnes en décrochage total, en regardant uniquement le bout de la chaîne, c’est-à-dire la justice ? »

Il ne faudrait pas imaginer de nouvelles alternatives à la détention ?

Je crois que la justice ramasse de plus en plus le résultat d’une société qui est fracturée, avec une population qui est totalement en décalage, à tout point de vue, que ce soient le mode de vie, les valeurs, le respect de l’autre. En fait, nous, on est en train de devoir gérer l’échec de tout ce qui a été fait, ou pas, avant. Et comment peut-on imaginer que demain, il y ait moins de fractures sociales, moins de personnes en décrochage total, en regardant uniquement le bout de la chaîne, c’est-à-dire la justice ? De nouveau, en termes de vision, c’est quelque chose de tout à fait biaisé.

« Comment comprendre que les détenus le sont parce qu’ils n’ont pas respecté les règles de notre société et qu’en prison, le droit est bafoué »