Belgique

“Il faut un vrai projet de justice. Un État de droit démocratique avec une justice vacillante, c’est un État qui vacille”

La situation de la justice a-t-elle évolué dans le bon sens au cours de cette législature ?

Je vais d’abord dire que, oui, il y a une évolution parce que j’ai envie d’être nuancé, de ne pas donner l’impression que nous envoyons tout le temps des messages négatifs. Mais en même temps, je veux garder les pieds sur terre et confronter le politique à la réalité. Je sais que certains nous reprochent d’être porteurs de messages qui ont pour résultat, notamment, de faire fuir les plus jeunes. Ils pourraient se dire en songeant à l’accès à la magistrature “Waouh, ça a l’air vraiment très très compliqué”. Je ne veux pas les décourager.

guillement

« Pour revenir à plus de positif, il y a en effet eu certaines avancées. Namur, par exemple, a la chance aujourd’hui d’avoir un nouveau palais de justice qui sera inauguré la semaine prochaine. C’est très bien. Mais il va rester vide pendant des mois parce qu’il n’y a pas les budgets pour le meubler ! »

Malgré votre volonté d’être nuancé, le contexte n’est pas très encourageant…

Le premier des messages que j’ai envie de faire passer, c’est que dans le monde de la justice, on fait un métier passionnant. Cela a du sens non seulement pour les “clients” de la justice comme on dit en termes managériaux – puisqu’on veut faire de nous des managers -, mais c’est aussi une mission essentielle en tant que démocrates. Un État de droit démocratique avec une justice vacillante, c’est un État qui vacille. Pour revenir à plus de positif, il y a en effet eu certaines avancées. Namur, par exemple, a la chance aujourd’hui d’avoir un nouveau palais de justice qui sera inauguré la semaine prochaine. C’est très bien. Mais il va rester vide pendant des mois parce qu’il n’y a pas les budgets pour le meubler ! En revanche, on va payer un loyer de près de 10 millions par an pour ce bâtiment vide…

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Il y a quand même eu des investissements en matière de justice ?

Je dirais que le gros du refinancement, sous cette législature, on le doit aux fonds européens et il est essentiellement dédié à l’informatisation de la justice. C’est très bien, mais une grosse inquiétude persiste : quid si, finalement, les fonds ne sont pas perçus, parce que tout n’est pas finalisé à temps ? Et quid surtout de la pérennisation ? La numérisation, c’est sans doute le virage le plus positif. Mais il faut investir ailleurs également. Voici une anecdote pour comprendre le problème. Il y a quelques mois, nous avons reçu une note nous demandant d’être attentifs à notre consommation de papier W.-C.. On en est là… J’ai des nouveaux collègues qui arrivent. J’ai des locaux, mais pas de meubles pour eux, ni de bureau ou de chaise. Parce qu’on me dit qu’il n’y a plus de budget.

guillement

« La numérisation, c’est sans doute le virage le plus positif. Mais il faut investir ailleurs également. Voici une anecdote pour comprendre le problème. Il y a quelques mois, nous avons reçu une note nous demandant d’être attentifs à notre consommation de papier W.-C.. On en est là… »

Certains critiquent le fait que le monde de la magistrature – et de la justice en général – se plaint un peu trop. Qu’en pensez-vous ?

Quand un ministre dit qu’il est possible que ça tourne malgré tout, dans les faits, il n’a pas tort. Mais cela concerne les dossiers du quotidien pour lesquels nous avons fait des choix – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été laissés de côté. Pour ceux-là, oui, ça peut tourner. Mais on travaille à flux tellement tendu que le moindre petit caillou sur la route nous fait déraper. C’est diffficile d’entendre, de la part du monde politique, qu’on n’est pas efficients. Quand ce type de critiques émane des citoyens, je ne peux pas leur en vouloir. Quand les justiciables sont confrontés à un juge ou un procureur, ils se rendent compte que c’est en fait la machine judiciaire qui est rouillée, que les problèmes ne viennent pas de nous. Moi, en tant que procureur du Roi, je suis dans la remise en question permanente pour essayer de comprendre comment je peux faire mieux avec les moyens qui sont les miens.

Récemment, la charge de travail a été mesurée : les magistrats belges travaillent en moyenne 52 heures par semaine…

On travaille effectivement beaucoup. Et on s’épuise parce qu’on fait des choix qui, finalement, ont des conséquences sur notre vie privée, notre santé et nos familles. Je fais peut-être peur, de nouveau, en disant cela, mais moi ce que je veux, c’est qu’on puisse être satisfait de ce qu’on fait au niveau professionnel tout en ayant un épanouissement personnel. Dans la magistrature et dans la justice aussi, on a le droit au bien-être au travail. Quand on doit gérer des affaires épouvantables, comment voulez-vous le faire avec la distance qui s’impose et le professionnalisme requis si vous n’allez pas bien ? Cela va de la décision difficile à prendre pour le juge de la famille dans le cadre d’un divorce – où l’enfant va-t-il aller vivre ?-, jusqu’au juge du tribunal de travail qui doit trancher si tel licenciement est abusif, en passant par le substitut qui va poursuivre ou classer un dossier en matière pénale.

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L’Union professionnelle de la magistrature se positionne comme une force de proposition. Que demandez-vous en priorité ?

Je crois fort à la numérisation. Nous devons être connectés aux autres acteurs de la justice. Je pense que le jour où l’on aura un dossier numérique, que ce soit en matière civile ou pénale, qu’on aura du matériel performant, ce sera une bonne chose pour tout le monde. Le jour où, par exemple, je n’aurai plus besoin d’un chauffeur pour transporter mes dossiers entre Mons, Tournai et Bruxelles, on fera aussi des économies. Mais la numérisation, seule, ne suffira pas. Il faut aussi un renfort de magistrats.

guillement

« Il faut que les démocrates, peu importent leurs fonctions, se retroussent les manches pour réfléchir à un vrai projet de société, qui ne soit pas soumis à une échéance électorale. Il faut se mettre ensemble autour de la table pour sauver l’essentiel. Et l’essentiel, c’est la démocratie. »

Ce sont vos deux revendications adressées aux décideurs politiques ?

J’en ai une troisième : que les interactions entre le monde de la justice et le politique soient plus nombreuses et plus saines. Je pense que j’ai beaucoup critiqué le politique, mais je reste convaincu que la seule façon d’avancer, c’est d’avoir confiance l’un envers l’autre. Il faut que les démocrates, peu importent leurs fonctions, se retroussent les manches pour réfléchir à un vrai projet de société, qui ne soit pas soumis à une échéance électorale. Il faut se mettre ensemble autour de la table pour sauver l’essentiel. Et l’essentiel, c’est la démocratie. On a parlé plusieurs fois d’états généraux de la justice : et si on faisait une pause, si on se donnait deux ans, entre personnes responsables, pour développer un projet de justice, avec une vraie vision, qui ferait consensus, autant que possible ?

« Doit-on accepter que la ligne directrice de la justice soit dorénavant dictée par l’austérité budgétaire? Moi je refuse! »