Belgique

Face à la violence à Forest, les habitants sont partagés entre peur et sentiment d’abandon : “Vous auriez envie de voir vos gosses grandir ici, vous ?”

Dans l’actualité brûlante en lien avec les coups de feu et les fusillades, Anderlecht et Saint-Gilles sont régulièrement évoqués. Mais c’est moins le cas de Forest, la troisième commune où est pourtant aussi active la zone de police Bruxelles Midi.

Anonymat obligatoire

”Active est un bien grand mot, lance Sara d’un air moqueur. Vous avez vu une patrouille circuler, vous ? Moi pas. On parle moins de nous et de ce qui se passe ici. D’un côté, ça nous arrange, parce que personne ne veut récolter une image négative du quartier, analyse la jeune femme. Mais d’un autre côté, ça donne l’impression que Forest, c’est un bout de paradis sur terre. Moi j’ai quitté les lieux dès mes 18 ans et j’en suis bien heureuse. Je viens encore pour y voir mes parents. Sinon, je ne mettrais plus les pieds dans ce quartier. J’y ai grandi, mais j’aurais préféré m’épanouir ailleurs. Regardez autour de vous. Vous auriez envie de voir vos gosses grandir ici, vous ?”, interroge la jeune femme en jetant un regard amer sur le petit parvis quasi désert.

Trois semaines après cette spectaculaire fusillade, le quartier en porte encore les stigmates. D’autant qu’il y a quelques jours, de nouveaux coups de feu ont retenti. Certes, cela s’est passé rue Saint-Denis, dans un autre coin de la commune. Mais cela relance indéniablement le débat sur le climat d’insécurité dans tout le bas de Forest.

Quand on tente d’aborder le sujet, les riverains haussent les épaules mais ne font aucun commentaire. Entre la méfiance et la peur, personne n’ose s’exprimer. Celles et ceux qui acceptent de décrire leur quotidien témoignent à une condition : ne dévoiler ni leur prénom, ni leur profession. Une fois le deal accepté, les langues se délient.

Une volonté d’avoir davantage de policiers présents

”Vous voyez les scotchs orange, sur cette fenêtre de l’immeuble, là-bas, nous montre Horia*. C’est là que les balles ont abouti quand il y a eu les tirs. Moi, je ne suis ici qu’en journée, je n’ai pas trop peur. Mais le monsieur qui vend des légumes, devant la place, il a failli se prendre une balle”, raconte-t-elle.

Quand on lui demande si elle n’a pas peur que ce type d’événements se multiplie, Horia grimace. “Vous savez, ce sont des gamins qui gèrent leurs histoires à leur façon. Je ne vais pas les défendre, mais ils ne s’en prendront jamais à personne dans le quartier. C’est entre eux que ça se passe”.

Quid des balles perdues comme celles échouées dans cette fenêtre colmatée avec du scotch qu’elle nous a elle-même indiquée ? Et des risques pour des personnes qui ne sont pas mêlées à ces “histoires” ? “Un accident, ça peut arriver. Que Dieu nous en préserve”, conclut-elle.

guillement

« La responsabilité est collective et c’est dur de lutter contre un tel phénomène. Mais cela ne doit pas justifier le manque d’actions politiques, car cela donne le sentiment que le quartier a été abandonné. Et si cela arrive, c’est toute une jeunesse qu’on risque de sacrifier. »

Layla* ne partage pas ce sentiment et semble plutôt rejoindre Sara dans ses constats. Elle travaille dans le coin depuis de nombreuses années et estime que la violence est plus dure et plus visible qu’auparavant. “Les traficotages, c’est historique dans ce quartier. Certains jeunes ont aussi gardé un curieux héritage de l’époque des émeutes de 1991 alors que la plupart n’étaient pas nés ou à peine. Pourtant, ce bout d’histoire de leur commune, ils le chérissent, comme une marque de fabrique, comme pour montrer qu’à Forest aussi, il y a des mecs qui ont de la poigne, analyse Layla. Quand cela reste de la petite délinquance, on se rassure en se disant que ça se passe dans toutes les grandes villes. Mais ce que nous vivons actuellement, c’est tout autre chose. Cela ne doit pas être banalisé”.

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Elle estime, tout comme Sara, que la faible présence policière ne permet pas d’apaiser le quartier. “Je ne dis pas qu’il faut des hommes en uniformes armés dans tous les coins. Mais au moins des passages fréquents, qui permettraient d’envoyer un signal, à la fois aux délinquants qui occupent les lieux, et aux familles et aux gens qui bossent dans le quartier et qui ont peur”.

Et de conclure : “Après, c’est peut-être facile de renvoyer la balle uniquement aux autorités. La responsabilité est collective et que c’est dur de lutter contre un tel phénomène. Mais cela ne doit pas justifier le manque d’actions politiques, car cela donne le sentiment que le quartier a été abandonné. Et si cela arrive, c’est toute une jeunesse qu’on risque de sacrifier”.

Le monde politique en ligne de mire

Sandro* abonde dans le même sens. À en croire ce jeune homme installé à Forest depuis près de 7 ans, il y a même une forme de connivence entre certains habitants qui rend la lutte contre toute délinquance très compliquée. “J’ai choisi de venir vivre ici parce qu’il y a un mélange de cultures et que j’aime ce brassage. Je n’ai pas envie de partir à cause d’une forme d’abandon des autorités.”

Il poursuit : “Cela a commencé à devenir dangereux après la mort d’un jeune, il y a un peu plus de deux ans. On a, depuis, connu des épisodes de violences inédits. Tout le monde sait donc où se situe le problème. Pas besoin de grandes tractations pour le régler. À l’approche des élections, on espère que le politique va comprendre qu’à Forest, aussi, on a besoin de sécurité”.

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Anne (prénom d’emprunt), qui vit et travaille dans le quartier, s’interroge également sur l’absence d’actions concrètes sur le terrain. “Partir d’ici ? Hors de question. Si je dois partir à chaque fois qu’il y a un problème quelque part, ce n’est pas une vie. C’est à la bourgmestre et sa police d’agir, réagit-elle. Il y a des vrais manquements. S’ils ne voient pas ce qui se passe, c’est qu’ils sont dans le déni. Ou alors ils ne comprennent rien et dans ce cas-là, ils n’ont pas leur place dans la vie politique.

Et de poursuivre. “Je vis ici depuis longtemps et je sais que ça n’a jamais été un quartier facile. Pourtant, je n’ai jamais eu peur, pour moi ou pour mes filles. Mais avec le temps, je constate que le problème gagne en ampleur. C’est plus violent, plus organisé. Même quand on veut embellir le quartier, certains refusent. L’espace public n’est plus à tout le monde, il est semi-privatif. Pour une femme, c’est insécurisant. Au-delà de la crainte d’une balle perdue, je n’ai aucune envie d’être le témoin d’un échange de coups de feu. C’est terrible rien que d’y penser, pour moi ou pour mes filles”.

guillement

« Tout le monde sait où se situe le problème. Pas besoin de grandes tractations pour le régler. À l’approche des élections, on espère que le politique va comprendre qu’à Forest, aussi, on a besoin de sécurité ».

Avant de partir, nous retrouvons Sara qui propose de quitter le parvis Saint-Antoine en remontant la rue Fierlant pour rejoindre le boulevard Van Haelen et les environs du parc Duden. “Vous allez voir qu’on passe d’un quartier déclassé à un quartier aux façades classées”, ironise-t-elle.

Le haut de Forest également inquiet

Pourtant, dans le haut de Forest, aussi, le sentiment d’insécurité grandit. Marie-Claire* y travaille dans le secteur de la construction. Et elle est catégorique : de plus en plus d’entrepreneurs refusent de venir à Bruxelles et dans ce coin en particulier pour des raisons de sécurité. “Le vol de matériel et le vandalisme à répétition a eu raison d’eux, déplore-t-elle. J’adore ce quartier mais il faut aussi admettre que tout ne va pas toujours très bien, surtout à la tombée de la nuit. Il y a de plus en plus de SDF et même des squatteurs dont certains sont en fait des travailleurs qui n’ont malheureusement pas les moyens de payer un loyer à Bruxelles. Il y a également de plus en plus de toxicomanes. Ils ne sont pas méchants, mais c’est toujours mieux d’éviter de croiser leur regard. Ils occupent parfois des propriétés privées, mais ils impossible de les déloger. Ils reviennent. Et ça engendre une atmosphère qui n’est pas toujours saine, pas sereine”.

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Alice* qui vit à proximité du parc Duden, confirme. “J’ai vécu à Schaerbeek, c’était génial. J’ai vécu à Ixelles, c’était génial. Je vis à Forest depuis un an et demi, c’était génial. Mais ça l’est moins aujourd’hui. Je constate que le vandalisme est un problème très profond, déplore la jeune femme. On parle des fusillades. Mais ce sont des événements exceptionnels. Au final, les problèmes d’insécurité, plus réguliers, sont abandonnés. La toxicomanie, la saleté sont considérés comme la norme. En tant que maman, j’ai peur. J’aime ce quartier, mais je songe le quitter parce que je ne m’y sens plus en sécurité”.

* Il s’agit de prénoms d’emprunt.