Tunisie: file d’attente, un système de rationnement ? – Actualités Tunisie Focus
En ce mois de ramadan, les Tunisiens passent beaucoup de leur temps à faire la queue et à attendre leur tour, l’accès aux produits alimentaires de base n’est plus aussi fluide et automatique.
Plusieurs de mes amis me disent qu’ils passent en moyenne 2 à 3 heures par jour dans les files d’attentes, pour acheter du pain, bénéficier d’un paquet de couscous, ou accéder à un kilogramme de sucre, ou encore un litre d’huile d’olive.
Un temps qui est non travaillé, un temps plein de contrariétés et de tensions avec ceux qui font aussi la file d’attente, mais qui cherchent toujours à filouter et à passer devant les autres, en prétextant de tout et de rien.
Un mécanisme de rationnement
En Tunisie, ces dernières années, la file d’attente s’érige comme un levier de gouvernance et un instrument de rationnement alimentaire et de gestion des pénuries.
Un rationnement décrit par la théorie économique, avec des applications micro-économies dédiées spécifiquement aux files d’attente.
Des files d’attentes dans toutes les villes, tous les villages, et à n’importe quelle heure de la journée.
Parfois, on doit arriver avant le lever du soleil pour être certain d’avoir accès aux produits concernés par la pénurie. D’autres fois on vient avec ses enfants pour augmenter ses chances d’avoir plus de pains, ou de kilogrammes de sucre de ce qui est permis.
Et ce rationnement systématisé coûte du temps pour les Tunisiens, attendre dans la file d’attente de la boulangerie, ensuite dans celle du sucre, en ensuite dans celle de l’huile, cela fait beaucoup de temps et d’heures volées au temps du travail, au temps de la production. En boule de neige, les files d’attentes créent d’autres files d’attentes.
En étant présent dans la file d’attente de la boulangerie, l’agent de la Steg n’est pas à son bureau, et par son absence, il crée indirectement une autre file d’attente pour les citoyens qui veulent payer leur facture d’électricité. Il attend face à un comptoir où 3 agents sur cinq sont ailleurs, dans les files d’attente.
Dans certains cas, comme en Tunisie, le système de la file d’attente peut exiger un fort dispositif policier, avec des hauts gradés qui au lieu de vaquer aux activités du maintien de l’ordre en ville, se trouvent détournés vers les commerces, et les épiceries, pour mettre de l’ordre dans la file d’attente, au lieu de faire autres choses (circulation routière, élaboration des documents administratifs, enquête, etc.).
La théorie de la file d’attente
En économie, la file d’attente a enfanté une théorie et des applications économétriques sur les comportements de la foule, le dysfonctionnement du marché et les pervers associés à ce temps perdu dans ces files d’attente.
Au lieu de permettre au marché de fixer les prix par le jeu de l’offre et la demande, les autorités gouvernementales plafonnent le prix d’un produit X, disons la baguette de pain, ou le kg de sucre. Plafonner le prix c’est interdire la vente du pain au dessus de ce prix plafond (à ne pas confondre avec le prix plancher).
On comprend que si on a laissé faire les mécanismes de l’offre et de la demande, le prix d’équilibre serait plus élevé, au moins trois fois plus cher, dans le cas du prix de la baguette de pain en Tunisie.
Avec un prix concurrentiel (vérité des prix), le boulanger peut couvrir ses coûts de production et le consommateur peut ajuster sa demande en fonction de ses préférences et pouvoir d’achat.
En supposant que boulangers et consommateurs peuvent accéder aux produits concernés sans spéculations ni entraves exogènes à leur volonté, le marché fait bien les choses, grâce aux signaux des prix, pas de files d’attente et pas de gaspillage de pains, acquis au tiers de son coût réel.
Avec un prix plafonné et donc inférieur au prix d’équilibre (verité des prix) la quantité demandée de pain ou de spaghetti serait supérieure à la quantité offerte. La pénurie qui en résulte, génèrera à coup sûr des files d’attentes, plus au moins longues. Des files d’attentes qui créent le « marché et noir » et les pervers de la spéculation associée.
La fille d’attente devient de facto un mécanisme de rationnement du produit très demandé, peu offert, puisque vendu à un prix plafonné. Le gouvernement tunisien a adopté, sans le dire, ce sytème de rationnement, disant par ailleurs, que les pénuries sont artificielles et n’ont aucun lien avec le dysfonctionnement du marché et la réglementation des tarifs et prix des produits et services en Tunisie.
Participer à une file d’attente qui pourrait s’étirer pendant la nuit, ou au moins plusieurs heures, devient un signal fort de son empressement pour avoir ce produit.
Cela risque de dissuader certains et exclure d’autres, ceux qui vont trouver un autre produit de substitution au bien à l’origine de la file d’attente.
Bien que les participants à la file d’attente ne paient pas d’argent pour leur place dans la file, ils paient cher cette présence. Le prix est intégré dans la valeur du temps perdu et tous les autres inconforts et risques : bousculade, exposition au soleil, et attouchement des femmes, autres désagréments.
Les économistes s’inquiètent du fait qu’une file d’attente favorise ceux qui n’ont pas grand-chose d’autre à faire et exclut ceux qui ne peuvent pas, par exemple, se permettre de sacrifier leur travail, ou se faire tripoter par des inconnus dans ces bousculades récurrentes dans les files d’attentes.
D’autres, telles que les personnes fragiles et les malades, elles ne pourraient ne pas du tout être en mesure d’accéder à la file d’attente.
Une étude publiée en 1977 par Martin Weitzman, alors du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a montré que, dans les cas où les besoins étaient répartis de manière plus homogène et égale et où le revenu était réparti de manière plus inégale, le rationnement (dont la file d’attente est une forme) permet d’affecter plus de bien à celui qui a le plus de temps libre pour faire la queue devant les magasins et épiceries.
Les files d’attente non réglementées, où les gens peuvent échanger leurs places, peuvent être prises en charge par les mécanismes du marché. Payer quelqu’un pour faire la queue à votre place pour acheter le pain, cela revient à hausser le prix de revient du pain pour celui qui fait payer quelqu’un d’autres pour attendre. Et cela peut vous coûter deux à 3 dinars, 20 à trente fois le prix de la baguette.
La file d’attente réglementée
Les Britanniques, généralement enthousiastes et équitables, désapprouveraient l’idée de payer quelqu’un pour faire la queue à votre place.
Les « Queuers »qui font la queue à Londres (pour un musée ou un spectacle) reçoivent des bracelets pour identifier leur place dans la file d’attente. Cela rend les places dans la file d’attente non transférables. Cela empêche également le « resquillage », saut de file d’attente et permet aux gens de prendre des pauses et d’aller à la salle de bain, sans bousculade ni tension.
Les économistes ont examiné chaque étape de la file d’attente afin d’être servi et les analysent chiffre à l’appui. Leurs recherches aident les décideurs et les utilisateurs à prendre des décisions commerciales judicieuses sur la construction de systèmes de flux de travail efficaces et rentables, car cela relève de la recherche opérationnelle. La théorie de la file d’attente est utilisée par un large éventail d’applications réelles.
La théorie de la file d’attente a été récupérée par les spécialistes de la gestion des opérations. Elle est principalement utilisée pour déterminer et classer les besoins en personnel, l’inventaire et l’ordonnancement, ce qui aide à établir un service à la clientèle de manière efficace et efficiente.
La théorie économique de la file d’attente est régulièrement utilisée par les praticiens pour améliorer les processus. Aux États-Unis, le professeur Wein de la Stanford School of Business a appliqué la théorie de la file d’attente et ses résultats ont permis de concevoir un système qui réduit les temps d’attente pour les médicaments et les chirurgies, de façon considérable, les taux de mortalité associés à cette attente.
Histoire de la théorie de la file d’attente
La théorie de la file d’attente a ses racines dans la recherche menée par Agner Krarup Erlang, ingénieur, statisticien et mathématicien danois, qui a créé des modèles pour décrire l’autophone de Copenhague en 1909.
En 1920, il a modélisé le nombre d’appels téléphoniques arrivant à un échange par un processus de Poisson et a résolu le modèle de file d’attente M (processus d’arrivée) / D (quantité de service) / k (quantité de serveurs).
Son travail a pavé la voie pour l’apparition de la théorie d’Erlang sur les réseaux efficaces et le domaine de l’analyse des réseaux téléphoniques.
Ses idées ont depuis été appliquées par diverses industries, y compris les télécommunications, l’ingénierie du trafic, l’informatique et, en particulier dans le génie industriel, dans la conception d’usines, de magasins, de bureaux et d’hôpitaux, ainsi que dans la gestion de projets.
Retour à la fille d’attente au bled
L´observation des files d’attentes dans le centre ville de Midoun à Djerba est riche en enseignements en matière de lancement de nouveaux commerces connectés aux files d’attentes. Les Djerbiens sont commerçants dans l’âme. Trois enseignements méritent d’être décrits:
– autour des endroits convoités par les files d’attentes (boulangeries surtout), plusieurs commerces ambulants s’installent : le pêcheur avec ses poissons frais, le marchand d’oranges et melons, le vendeur de persil, coriandre, …sans oublier le vendeur de paquets de Malboro de contrebandes. Tous ces commerces adjacents (4 à 5 emplois) s’accrochent à la file d’attente, pour vendre d’autres produits et faire des affaires, de façon informelle et adaptée au contexte.
– dans la même file d’attente, des échanges courtois peuvent avoir lieux indépendamment de ceux qui se trouvent à proximité, on discute de l’économie (prix, etc.) de la politique (corruption, etc.) , sociologie …et on fait connaissance, donnant lieu à un capital social, le monde est petit, les gens finissent par se retrouver plus tard. La confiance s’installe et cela aide les transactions futures.
– à force de se retrouver, les membres d’une même file d’attente deviennent des diffuseurs d’informations dans les quartiers et communautés sociales. Une solidarité se tisse aussi avec les mendiants et les personnes nécessiteuses qui s’installent pas loin de la file d’attente pour récupérer à tour de rôle, quelques pièces de monnaies, un pain ou encore un chapelet de sardines fraîchement pêchées sur les rivages tout proches. Le mois de ramadan est propice à cela, et sans file d’attente ces mendiants et nécessiteux ne peuvent pas facilement quêter et gagner leur vie…
Pour beaucoup de Tunisiens, la file d’attente pour le pain finit par devenir un passe-temps, en attendant la rupture du jeûne. Le Tunisien tolère généralement les contingences des files d’attente, « on ne peut rien… »!
On s’en accommode en ignorant surtout que les files d’attente sont symptomatiques de la précarité et d’un retard dans le développement économique. On ne veut reconnaître que ces filles d’attente véhiculent les résultants de la malgouvernance économique et les implications directs des mauvaises politiques publiques.
Moktar Lamari , Economics for Tunisia, E4T