Suisse

Un regard suisse sur le conflit en Nouvelle-Calédonie

Nature de Nouvelle-Calédonie


Avec la douceur de son climat et la beauté de ses paysages, la Nouvelle-Calédonie attire de nouvelles populations.


Jean Rohleder

Le linguiste suisse Jean Rohleder a dû interrompre son travail en Nouvelle-Calédonie en raison de la situation tendue qui règne encore sur cette île du Pacifique Sud. Grand connaisseur de la culture indigène, il explique pourquoi de violentes émeutes ont éclaté.

Jean Rohleder, linguiste de l’Université de Berne, était déjà en route pour la Nouvelle-Calédonie lorsque les troubles y ont éclaté. Il souhaitait retourner en Nouvelle-Calédonie, où il avait déjà passé une année, pour étudier une langue indigène. Mais l’aéroport de la capitale Nouméa ayant alors été fermé, il s’est rendu à Canberra, la capitale australienne, où il a pu être hébergé dans une université.

Mais que se passe-t-il sur cette île du Pacifique Sud, proche de l’Australie? Au mois de mai, le président français Emmanuel Macron a même dû parcourir 16’000 kilomètres pour tenter d’éteindre l’incendie. Ce séjour de 24 heures faisait suite à de violentes manifestations autour de la capitale Nouméa.

Le voyage du président Macron en Nouvelle-Calédonie dans le Téléjournal de la RTS du 23 mai 2024:


Contenu externe

La Nouvelle-Calédonie relève de la souveraineté de la France depuis le milieu du 19e siècle. Sa situation est avantageuse sur le plan géopolitique et militaire; l’île possède en outre de riches gisements de nickel. Mais la situation politique et sociale, tendue depuis des décennies, s’est embrasée à la mi-mai avec pour résultat des manifestations, des blocages de routes, des pillages de magasins, des émeutes et même dix morts.

Deux mois et demi après le début des troubles, l’île a retrouvé un calme relatif. Mais l’économie est dévastée.

Jean Rohleder suit ces événements notamment via la plateforme d’information La 1ère Nouvelle-CalédonieLien externe. Mais pour le linguiste suisse, ce média public ne raconte pas toute l’histoire. «Ils présentent les événements comme une révolte de jeunes bourrés. Je n’ai pas vu de reportage sur La 1ère qui se soit penché sur le contexte réel», déplore-t-il.

Deux hommes à une table


Jean Rohleder (à gauche) a partagé la vie de la population locale pour mieux étudier sa langue.


Jean Rohleder

Une modification législative controversée

L’élément déclencheur des violentes manifestations en Nouvelle-Calédonie est une réforme législative venue de France. Il est prévu qu’à l’avenir, toutes les personnes vivant depuis dix ans dans le pays auront le droit de vote. Actuellement, seules les personnes qui résidaient déjà dans le pays entre 1988 et 1998 peuvent voter.

Mais ce qui semble être une évidence démocratique a provoqué la révolte de la population autochtone, les Kanaks. Ils craignent de devenir encore plus minoritaires qu’ils ne le sont déjà.

Le fait que tous les résidents n’aient pas actuellement le même droit de vote est une violation des principes démocratiques. Mais cela s’explique. Le système actuel vise à éviter que la population originelle de l’île ne se trouve encore plus minoritaire en raison de l’afflux de nouveaux arrivants.

«Cette règle sur le code électoral fait partie de l’accord qui a permis la paix dans le pays après les luttes pour l’indépendance en 1989», explique Jean Rohleder. De nombreux Calédoniens sont donc aujourd’hui choqués que cela soit modifié unilatéralement par la France.

Plus

lire plus Tout sur les Suisses de l’étranger

Des droits spécifiques

La population d’origine bénéficie aussi de droits spécifiques. C’est par exemple le cas avec la «terre coutumière» – des terrains issus de réserves et de restitutions de terres qui ne peuvent être ni vendus ni donnés. Ces terres appartiennent collectivement aux communautés indigènes qui peuvent y construire sans restriction et y mener une vie traditionnelle.

Mais les populations d’origine sont en minorité numérique. Seulement 40% de la population de Nouvelle-Calédonie est d’ethnie kanak. «Les Kanaks n’ont rien contre l’arrivée de nouvelles personnes, mais ils exigent des règles», déclare Jean Rohleder.

Leur problème, ce sont les grands propriétaires terriens français qui, en consommant beaucoup d’eau, mettent en danger l’approvisionnement des autres, détruisent le sol avec leurs grands troupeaux de bovins et réduisent les chances des Kanaks sur le marché de l’emploi et du logement, précise encore le linguiste suisse. Par ailleurs, les Français qui s’installent en Nouvelle-Calédonie ne quittent guère la capitale et ne s’intéressent pas à la culture kanak.

Mais la situation en Nouvelle-Calédonie n’a pas dérapé uniquement à cause de la réforme électorale. Celle-ci a n’a été que l’étincelle qui a enflammé la colère des Kanaks. L’île a déjà voté trois fois sur l’indépendanceLien externe vis-à-vis de la France – par le biais de référendums que les Kanaks avaient obtenus de haute lutte. Par deux fois, le référendum n’avait pas obtenu la majorité et conformément aux accords entre la France et les indépendantistes, un troisième scrutin devait être organisé au cas où les deux premiers débouchaient sur un refus de l’indépendance.

Lors du troisième référendum, en décembre 2021, les loyalistes l’ont emporté haut la main (par 96,5% des voix), les indépendantistes ayant boycotté le vote. La population autochtone, qui avait déploré de nombreux morts lors de la pandémie de coronavirus, avait demandé le report de la date pendant sa période de deuil. La France avait cependant maintenu la date initialement prévue, raison pour laquelle la population kanak avait boycotté le scrutin.

Une longue lutte

Avant même ces référendums, la Nouvelle-Calédonie était régulièrement le théâtre de violences lorsque la population autochtone s’opposait au racisme quotidien, à l’exploitation et à l’accaparement des terres. «Dans les années 1980, les Kanaks ont obtenu beaucoup de résultats», explique Jean Rohleder. À l’époque aussi, ils ont érigé des barricades et attaqué la gendarmerie et se sont battus avec succès pour leurs droits. «Mais il y avait aussi des négociations permanentes; la violence n’était pas la première solution».

C’est pourquoi la plupart des Kanaks d’un certain âge ont aujourd’hui du mal à condamner les émeutes, même s’ils n’ont eux-mêmes pas recours à la violence. C’est le cas de la plupart des habitants de Nouvelle-Calédonie. Les «hordes d’incendiaires» ne représentent finalement qu’un tout petit groupe qui est principalement actif autour de la capitale Nouméa. Là-bas, de nombreux jeunes attendaient avec impatience une occasion de faire leurs preuves, explique Jean Rohleder. Les jeunes Kanaks ont des machettes, savent tirer et sont bien organisés.

Et ils sont en colère contre l’État français qui a tué des milliers d’indigènes et les a privés du droit de vote jusqu’en 1952 et du droit à l’école jusqu’en 1957. Aujourd’hui encore, ils ressentent la différence entre les indigènes et les colons blancs. «Bien qu’ils soient citoyens français, ils n’ont pas les mêmes chances de promotion que ceux qui ont grandi dans des familles blanches», dénonce Jean Rohleder.

Ainsi, les quartiers pauvres font l’objet d’économies, les centres de jeunesse et autres institutions similaires sont fermés. Autour de Nouméa, il y a des bidonvilles où vivent principalement des Kanaks et le racisme quotidien s’expose au grand jour, juge le linguiste.

Perte de la culture indigène

Pendant l’état d’urgence, les autorités ont bloqué l’accès au réseau social TikTok. Le canal manquait, mais il reste encore à la population autochtone 28 langues dans lesquelles elle peut communiquer sans censure. Mais plus la souveraineté française dure, plus celles-ci sont menacées d’extinction, tout comme la culture indigène, ce qui provoque chez la population d’origine un sentiment d’impuissance et de perte progressive.

Village traditionnel en Nouvelle-Calédonie


A la campagne, la population kanak vit très simplement.


Jean Rohleder

Jean Rohleder s’est rendu pour la première fois en Nouvelle-Calédonie en 2016. Il y a vécu dans des villages de la côte nord-est et a découvert le mode de vie de la population rurale, tout en documentant la langue du groupe indigène Vamale. Aujourd’hui encore, il reste en contact avec ses amis et son ancienne famille d’accueil via Facebook et WhatsApp.

Plus

lire plus Comment (ne pas) sauver une langue

Les barricades ont été ressenties par la plupart des Kanaks. Il y a moins d’essence, de tabac ou de gaz à disposition pour cuisiner. Dans les villages, les gens s’approvisionnent eux-mêmes dans leurs jardins et pêchent. L’approvisionnement en médicaments, comme l’insuline par exemple, est un sujet de préoccupation.

Comme partout dans le Pacifique Sud, le taux de diabète est élevé en Nouvelle-Calédonie. La majorité de la population vivant en milieu rural n’est pas intéressée par un conflit violent. «Mes contacts me disent qu’ils resteront pacifiques tant qu’il y aura des discussions», indique Jean Rohleder. La population autochtone serait ouverte à un nouveau référendum.

Énormes ressources de nickel

Dans la perspective d’un remplacement de la France, les mines de nickel deviennent un sujet de préoccupation. La Nouvelle-Calédonie est le quatrième producteur mondial de nickel, mais les prix du métal ont chuté et la concurrence de l’Indonésie menace les producteurs locaux. Le groupe suisse de matières premières Glencore a récemment cédé une mine en Nouvelle-Calédonie.

Durant son séjour en Nouvelle-Calédonie, le linguiste a lui-même été témoin du fossé qui sépare la population blanche de la population autochtone, il a même été menacé. Pour lui, c’est l’expression de tensions qui durent depuis des décennies.

La situation en Nouvelle-Calédonie n’étant pas totalement revenue à la normale à ce jour, Jean Rohleder a décidé de ne pas s’y rendre. Il travaillera en France à l’institut qui l’a envoyé en mission dans le Pacifique Sud et tentera à nouveau sa chance à l’automne.

Après plusieurs semaines de crise en Nouvelle-Calédonie, le président Emmanuel Macron a annoncé que la mise en œuvre de la réforme controversée serait reportée. Une entrée en vigueur de la loi n’est de toute façon pas réaliste pour le moment, car le 7 juillet dernier, le Parlement français a été renouvelé à 16’000 kilomètres de Nouméa.

Texte relu et vérifié par Balz Rigendinger, traduit de l’allemand par Olivier Pauchard

Plus

lire plus Vous voulez en savoir plus? Abonnez-vous à notre newsletter