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Thierry Stern, président de Patek Philippe: «Je suis de loin le dirigeant horloger qui connaît le mieux sa clientèle» – SWI swissinfo.ch

Montre Auction PP


La Patek Philippe Ref 96 Quantieme Lune, ayant appartenu à Aisin-Gioro Puyi, le dernier empereur de la dynastie chinoise Qing, est exposé par la maison de vente aux enchères Phillips à Hong Kong. Elle a été vendue pour 5,67 millions de francs suisses.


AFP

Il est à la fois le propriétaire et le dirigeant de Patek Philippe, l’une des quatre grandes marques de montres indépendantes suisses. Dans un grand entretien accordé à swissinfo.ch, Thierry Stern explique pourquoi la prestigieuse marque horlogère genevoise produit la quasi intégralité de ses garde-temps en interne tout en déléguant la vente à des partenaires externes.

Avec Rolex, Audemars Piguet et Richard Mille, Patek Philippe fait partie du «Big Four» horloger, soit les quatre marques indépendantes qui génèrent environ la moitié des profits de l’industrie horlogère suisse.

Même si elle régate pas en termes de chiffre d’affaires avec Rolex, l’autre grande marque genevoise, Patek Philippe est souvent considérée par les connaisseurs comme la meilleure manufacture horlogère, et aussi la plus exclusive. Ses modèles les plus emblématiques, à l’instar de la Nautilus, s’arrachent à prix d’or sur le marché secondaire.

Thierry Stern


Thierry Stern a fait ses classes à Genève, d’abord à l’École de commerce puis à l’École d’Horlogerie.


Patek Philippe/Frederic Aranda

Fondée en 1839 et propriété de la famille Stern depuis 1932, Patek Philippe emploie environ 3000 personnes de par le monde, dont 2050 dans son siège de Genève. Elle est aujourd’hui dirigée par Thierry Stern, qui rejoint l’entreprise familiale en 1990 et en a pris la présidence en 2009.

Contrairement aux dirigeants de Rolex, une maison horlogère qui a basé son succès sur le culte du secret, Thierra Stern s’exprime régulièrement dans la presse suisse et internationale. C’est lors du récent salon horloger Watches and Wonders (9 au 15 avril) à Genève que swissinfo.ch l’a rencontré.

swissinfo.ch: Comment est-ce que Patek Philippe a évolué ces dix dernières années et à quels changements futurs faut-il s’attendre?

Thierry Stern: En matière de design, nous avons su évoluer avec notre temps tout en conservant notre ADN. Par exemple, nous avons intégré des couleurs plus novatrices – comme des bracelets aux couleurs inspirées des jeans – tout en maintenant un style classique. En d’autres termes, nous avons réussi à combiner la culture très classique de mon père et mes idées plus jeunes – bien que j’ai déjà 53 ans! En fin de compte, nous avons su séduire le père, la mère, le fils et la fille.

Quant à l’avenir, je ne dispose pas de boule de cristal mais je me retrouve dans la même situation que mon père il y a des années en arrière: je m’applique à enseigner à mes jeunes collègues l’importance de l’innovation tout en restant fidèles aux codes de Patek Philippe. En définitive, il est crucial de combiner innovation et tradition pour continuer à surprendre notre clientèle et à leur faire plaisir.

Quid de l’évolution des mouvements?

Le mouvement, c’est le cœur d’une montre et on ne peut pas jouer avec ce composant qui doit toujours être parfait, fin et précis. Nous avons atteint un tel niveau de qualité et d’exigences que les changements dans les mouvements sont plus rares et moins osés. Cependant, nous nous efforçons de lancer deux innovations par an, veillant à ce qu’elles soient pratiques et non de simples gadgets.

«Au sein de notre entreprise, nous n’avons pas de bataille politique: tout le monde sait que je suis le boss et que personne ne va prendre ma place»

En ce qui concerne le design, nous préparons actuellement les produits qui seront commercialisés en 2027. Quant aux mouvements, les cycles de développement sont beaucoup plus longs: nous travaillons actuellement sur les innovations qui seront lancées en 2038. En tant que leader de l’horlogerie, je suis obligé de me propulser très loin et de prendre des risques, car il n’est pas garanti que les nouvelles avancées en matière de mouvements séduiront: c’est toujours un pari, mais c’est aussi ce qui fait la beauté de l’horlogerie.

Vous mettez souvent en avant la «verticalisation de votre production». À l’inverse, Porsche, par exemple, externalise 80% de sa valeur ajoutée mais contrôle minutieusement ses fournisseurs. Pourquoi ne pas suivre ce modèle?

Nous avons en effet une manufacture complète et 95% à 98% de notre valeur ajoutée est réalisée à l’interne. Bien sûr, nous achetons des vis et des bracelets auprès de fournisseurs externes et, pour des raisons de sécurité, nous doublons certaines lignes de production – par exemple les cadrans – avec des sociétés externes.

Mais je ne vois pas l’intérêt d’externaliser davantage car le meilleur moyen de contrôler la qualité de A à Z est de tout faire à l’interne, même si cela est plus cher. Nous allons tellement loin dans la finition, le développement et la recherche qu’on ne peut vraiment pas confier ces tâches à l’externe.

Concernant Porsche, je pense que leur stratégie est dictée par la chasse aux coûts. De toute façon, une Porsche n’est pas vraiment comparable à une Patek Philippe, ils ne sont pas dans le même segment.

Comment expliquez-vous le succès des grandes marques horlogères indépendantes face aux grands groupes?

Je ne peux pas parler au nom d’autres marques mais, pour Patek Philippe, notre réussite est attribuable à notre passion pour nos produits et l’horlogerie en général. Nous engageons exclusivement des personnes qui partagent cette passion et qui sont fières de développer et représenter – selon la vision des fondateurs – les meilleures montres du monde.

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A personal Patek Philippe savonette, displaying the Madonna of Ostrabrama, 1850/52 Case and factory number “4422”. 18-carat gold with dark blue enamel on a wavy guilloche background. 38 diamonds, in Old European cut (three missing), in the shape of a floral bouquet on the front cover (marks of wear), and with six diamonds, in Old European cut (one missing) on the back cover in a star pattern. Signed, “Patek Philippe & Co ‡ GenËve” inside the front lid. White enamel dial with Roman numerals and blued-steel Breguet hands. Functional, flat cylinder works with blued screws. Knob for winding and setting on the stem. Height with ring 50 mm. Case diameter without the stem 34.7 mm. The inside back cover has an extremely fine hand-painted picture of the Madonna of Ostrabrama flanked by engraved angels. (KEYSTONE/INTERFOTO/HERMANN HISTORICA GMBH)


Keystone

Un autre pilier de notre succès réside dans la crédibilité de notre marque. Depuis notre fondation en 1839, nous avons constamment produit des montres et maintenu une stratégie inchangée: fabriquer des montres suisses entièrement réalisées en interne. Notre clientèle et nos détaillants, qui nous connaissent depuis plusieurs générations, témoignent de cette constance.

En outre, les dirigeants de Patek Philippe sont profondément passionnés par leur métier et impliqués dans la conception de nouvelles montres. Je sais que je me jette un peu des fleurs mais c’est une réalité indéniable.

Mais les grands groupes comme Swatch, LVMH ou Richemont sont au bénéfice de la puissance financière et de synergies internes.

Comme nous sommes indépendants, nous devons compenser en étant plus malins et nous débrouiller avec notre petit bateau. Heureusement, nous pouvons modifier notre cap très rapidement car je peux changer d’avis sans devoir me battre contre d’autres actionnaires ou un conseil d’administration. Je peux par exemple changer une ligne de produits ou modifier une ligne de budget en une minute. De plus, nous contrôlons excessivement bien nos coûts car il s’agit de notre propre argent.

«Je peux changer une ligne de produits ou modifier une ligne de budget en une minute»

En outre, nous avons des cadres très compétents qui ont souvent fait leurs armes au sein de grands groupes horlogers mais qui sont très contents de travailler pour Patek Philippe, justement parce que la chaîne de décision est très courte. Finalement, au sein de notre entreprise, nous n’avons pas de bataille politique: tout le monde sait que je suis le boss et que personne ne va prendre ma place.

Un petit bateau? Selon les rapports de la banque Morgan Stanley, vous vendez 70,000 montres par an et votre chiffre d’affaires annuel aurait atteint deux milliards de francs.

En tant que groupe familial indépendant, nous ne communiquons aucun chiffre et je me demande comment ces estimations sont réalisées. De toute façon, je ne lis pas ces rapports. Le chiffre de deux milliards est flatteur mais je peux quand même vous dire que nous ne sommes vraiment pas à ce niveau.

Les dirigeants de plusieurs marques horlogères à succès sont convaincus de l’importance des ventes directes. Votre stratégie est diamétralement opposée.

Il ne faut pas se leurrer, ceux qui mettent en avant l’importance des ventes directes ne cherchent pas à se rapprocher de leur clientèle mais à gagner plus d’argent en obtenant la marge pleine. Cela fait 35 ans que je travaille pour Patek Philippe et je suis de loin le dirigeant horloger qui connaît le mieux sa clientèle. Je défie n’importe quel patron – ou chef de marché – d’une marque horlogère de me contredire.

Thierry Stern


Patek Philippe est aux mains de la famille Stern depuis 1932.


Patek Philippe

Patek Philippe vend en effet par le biais de détaillants mais cela ne veut pas dire qu’on ne va pas voir nos clients. Au contraire, nous sommes en permanence sur le terrain, par exemple lors d’événements organisés par nos détaillants ou lors des visites de nos manufactures. Je vais non seulement voir nos détaillants et notre clientèle dans des grandes villes comme New York ou Paris mais également au fin fond du Texas et je suis le seul patron horloger à le faire.

Comme vous avez beaucoup de contacts avec votre clientèle, pourquoi ne pas mettre sur pied vos propres boutiques, en plus de vos salons à Genève, Paris et Londres?  

Parce que nous n’avons pas le temps pour cela et que nous préférons mettre toute notre énergie à produire des belles montres. Plutôt que de gérer des magasins, je préfère passer plus de temps avec notre clientèle. En tant que société familiale, cela est super important. Finalement, nos détaillants sont nos partenaires depuis deux à trois générations et nous nous connaissons par cœur.

Pourquoi est-ce que Patek Philippe n’a pas d’ambassadeurs de marque?

Parce que chez nous, les stars ce sont nos montres. Je ne vois pas l’utilité d’avoir des ambassadeurs.

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Certains propriétaires de montres Patek Philippe sont des spéculateurs et non des amoureux de l’horlogerie. Comment cherchez-vous à maîtriser ce phénomène?

Cette spéculation est la rançon du succès. Bien que nous n’apprécions pas ce phénomène, nous ne pouvons pas l’éliminer entièrement. Pour le limiter autant que possible, nous essayons de vendre la bonne montre au bon client. Concrètement, nous encourageons nos détaillants à favoriser une clientèle locale qu’ils connaissent bien, c’est-à-dire des personnes qui souhaitent porter nos montres et les acquérir lors d’occasions spéciales telles que des mariages ou des anniversaires. Toutefois, il nous est impossible d’interdire les ventes aux spéculateurs, qui voyagent autour du monde à la recherche de nos modèles les plus exclusifs, car cela serait contraire à la loi.

Plusieurs organisations suisses à succès (Victorinox, Rolex, WEF, etc.) sont détenues par des fondations. Une option pour Patek Philippe?

Je n’en vois pas l’utilité. Ce serait même dangereux car je perdrais le contrôle puisque les fondations n’ont pas d’actionnaires. Actuellement, en tant que président, il est très motivant pour moi de posséder l’ensemble des actions.

Thierry Stern et Maurer


Swiss Federal Council Ueli Maurer, center, and Thierry Stern, CEO of Patek Philippe Switzerland, right, during the official opening day of the world watch and jewellery show Baselworld in Basel, Switzerland, on Thursday, March 21, 2019.


Georgios Kefalas/Keystone

C’est très rare qu’une société familiale créée il y a 185 ans soit encore aux mains d’une seule personne.

En effet mais cela simplifie beaucoup de choses. Le tout est de sélectionner le membre de la famille le plus approprié. J’ai par exemple deux enfants; en principe, l’un d’entre eux prendra la présidence de Patek Philippe et, dans ce cas de figure, il détiendra toutes les actions. Naturellement, l’autre enfant recevra une compensation sous une forme ou une autre.

Patek Philippe est une société familiale et l’indépendance est une de vos valeurs cardinales. Comment préparez-vous la prochaine génération?

Je ne pense pas qu’il y ait une seule méthode mais plutôt 36’000. Cela dépend notamment des familles et de la mentalité de chaque enfant. Il ne faut pas s’inquiéter outre mesure. Dans notre cas, la mère de mes enfants et moi-même n’avons rien fait de spécial mais nos deux fils ont grandi en entendant souvent parler de notre entreprise.

Lorsque mes enfants ont atteint l’âge de 16 ans, je leur ai dit qu’ils devaient commencer à réfléchir s’ils souhaitaient reprendre l’entreprise familiale car cela aurait un impact sur le choix de leurs études. Mais surtout, avec leur mère, nous leur avons dit que s’ils souhaitaient faire autre chose, on s’en fichait complètement car nous n’avons pas fait des enfants pour qu’ils reprennent Patek Philippe mais par amour.

«Nous n’avons pas fait des enfants pour qu’ils reprennent Patek Philippe mais par amour»

Après avoir levé cette pression sur leurs épaules, leurs notes scolaires sont montées en flèche! Finalement, nos deux enfants ont choisi de travailler avec moi et je trouve cela super.

Est-ce que vos enfants ont étudié dans des écoles publiques suisses?

Ils ont étudié en Suisse à l’École Moser, au Collège du Léman et à EHL Hospitality Business School [anciennement appelée École hôtelière de Lausanne, ndlr]. Mon fils cadet vient de commencer quatre années d’études à Madrid. Mon fils aîné a rejoint Patek Philippe au début de cette année et il suit un plan de formation de cinq ans; il apprendra sur le tas et on verra ce qu’il adviendra par la suite.

Si aucun de vos fils n’était amené à vous succéder, seriez-vous tenté de vendre votre entreprise?

Absolument pas! Je nommerais un directeur général non-propriétaire pour sauter une génération. Dans notre entreprise, nous avons des cadres ultra-capables et je n’ai aucun souci à me faire.

Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg

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