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Pourquoi l’aide au développement ne parvient toujours pas à se libérer du colonialisme

L’ancienne ministre néerlandaise de la Coopération au développement Lilianne Ploumen examine en 2013 un projet dans la capitale éthiopienne Addis Abeba. De telles photos de presse sont généralement faites pour un public local, mais l’absence d’autochtones dans la délégation est tout de même frappante. Ton Koene/Alamy Stock Photo

La communauté internationale s’accorde sur le fait que l’aide humanitaire doit être davantage fournie par des organisations locales. Mais le processus n’avance que lentement, y compris en Suisse. Pourquoi?

Ce contenu a été publié le 01 février 2024 – 09:50




seulement 0,8%Lien externe était directement adressé aux ONG locales.

Ces chiffres restent très éloignés des engagements pris dans le cadre du «Grand Bargain» («Grand compromis») en 2016. Lors du Sommet mondial de l’ONU sur l’action humanitaire à Istanbul, les pays donateurs, les agences onusiennes et les ONG ont convenu d’inclure davantage les pays concernés dans la planification et la mise en œuvre des actions humanitaires. 

Concrètement, 25% de tous les fonds alloués devraient être dédiés aux organisations nationales ou locales. À l’échelle mondiale, cet objectif est loin d’être atteint à ce jour.

Les critiques émanent de plus en plus des pays bénéficiaires eux-mêmes. Six mois après l’attaque de la Russie, de nombreuses organisations ukrainiennes de la société civile adressaient à la communauté internationale une lettre ouverteLien externe intitulée «À toutes les personnes qui veulent véritablement aider l’Ukraine».

Une série de propositions sur la manière d’y parvenir, par exemple en réduisant la bureaucratie et l’exigence de neutralité, figure dans le document. «Nous ne pouvons pas nous permettre de remplir constamment des demandes et d’effectuer des analyses d’impact jusqu’à une certaine date», peut-on y lire. Ou encore: «Il faut laisser les acteurs locaux déterminer leurs propres approches et priorités et ne pas les empêcher de travailler parce qu’ils ne sont pas neutres aux yeux des bailleurs de fonds internationaux.»

La Suisse fait à peine mieux

L’an passé, à peine 5% du budget de l’Aide humanitaire suisse ont été directement versés à des organisations locales. Or, selon Pascal Richard, de la section Affaires humanitaires multilatérales de la Direction du développement et de la coopération (DDC), les raisons ne manquent pas pour faire avancer ce que l’on appelle la localisation de l’aide: «Les organisations locales connaissent mieux le terrain, ont souvent l’accès le plus direct aux personnes touchées et restent présentes longtemps après une catastrophe. Elles allègent également notre travail, car, au niveau international, les ressources manquent pour pouvoir couvrir les besoins actuels dans le monde entier.»

Comment réussir la localisation de la coopération internationale? Les obstacles institutionnels sont bien connus de la DDC, mais les solutions ne sont pas faciles à identifier. Christian Brun/Keystone

Ce qui paraît simple progresse très lentement dans la pratique. Pascal Richard admet que, «dans les crises humanitaires aiguës, il est souvent plus facile de recourir à la collaboration avec des organisations internationales bien établies». Toutefois, il est du devoir de la DDC de faire en sorte que les acteurs locaux soient à l’avenir davantage pris en compte comme partenaires de mise en œuvre. Si cela n’est pas possible, des plans concrets doivent être élaborés pour y parvenir.

L’expert cite comme exemple positif le Myanmar où, en 2022, l’Aide humanitaire de la DDC a, pour la première fois, collaboré avec plus de partenaires locaux qu’internationaux. En outre, la Suisse s’engage, via un travail de lobbying ciblé, pour que l’antenne d’UNOCHA au Myanmar attribue à l’avenir 50% de son budget aux acteurs sur place.

De l’obligation de rendre des comptes

Un problème se pose toutefois: il est parfois difficile d’alléger les mécanismes de contrôle, alors que «les grands bailleurs de fonds sont désormais tenus de rendre compte de l’usage de leurs fonds», observe Benoît Meyer-Bisch, de la section Paix, gouvernance et égalité de la DDC.

Ainsi, la DDC investit de plus en plus dans le renforcement des capacités des acteurs locaux: elle les accompagne dans le développement autonome de leur organisation et dans la gestion de projet. «Les compétences acquises permettent aux ONG locales d’accéder plus facilement aux moyens financiers d’autres donateurs», souligne Benoît Meyer-Bisch.

La localisation dans la coopération au développement se révèle un peu plus simple que dans l’aide humanitaire. En tenant compte des actions menées sur le terrain par la DDC dans ce premier domaine, ce sont 16% du budget total qui sont directement attribués aux partenaires locaux. Mais, là aussi, la marge de progression demeure grande. Dans le projet de nouvelle stratégie de coopération internationale 2025-2028, on peut seulement lire que la mise en œuvre «doit être assurée autant que possible par des acteurs locaux». Une phrase qui ne résonne pas encore comme un profond changement de système.

La DDC se préoccupe depuis longtemps déjà du processus de localisation de l’aide, soulignent Benoît Meyer-Bisch et Pascal Richard: «Mais nous souhaitons et devrions le faire de manière plus évidente encore à l’avenir.» L’agence a ainsi récemment lancé un groupe de travail interne pour faire avancer le processus.

Comment décoloniser l’aide?

Localiser l’aide ne signifie pas seulement travailler avec des acteurs sur place, relève Hafid Derbal, coordinateur de programme pour le Zimbabwe, l’Afrique du Sud et le Mozambique chez Terres des Hommes Suisse et responsable des thèmes de la santé et des droits sexuels. Et de poursuivre: «Pensé de manière cohérente, le processus consiste à remettre en question les structures de pouvoir existantes et à transférer le pouvoir de décision du Nord vers le Sud.»

Les pays donateurs devraient poser des questions critiques dans de nombreux domaines: de la souveraineté financière à la planification des programmes en passant par le racisme dans leurs propres rangs. Ces dernières années, les ONG suisses ont intensifié le débat sur la mise en œuvre exacte. Le mot d’ordre est la «décolonisation de l’aide au développement». Selon Hafid Derbal, il s’agit en fin de compte de «remettre en question des schémas de pensée coloniaux qui sont parfois encore profondément ancrés dans nos structures».

En avril 2023, Terre des Hommes Suisse a fait un pas dans cette direction: l’ancien coordinateur national pour le Zimbabwe et l’Afrique du Sud, Tayson Mudarikiri, a été nommé co-coordinateur de programme pour l’Afrique du Sud, le Zimbabwe et le Mozambique. C’est lui qui est désormais responsable de l’élaboration des programmes sur place.

Il nous donne un feed-back seulement si nécessaire, explique Hafid Derbal. Cet allègement fait sens pour les deux parties. «Jusqu’ici, en tant que supérieur hiérarchique, je devais tout approuver, bien qu’il connaisse nettement mieux le terrain.»

L’organisation a également pris d’autres mesures pour transférer le pouvoir de décision vers les pays partenaires. Ainsi, ce sont désormais les partenaires sur place qui organisent la conférence annuelle et participent à la définition des priorités concernant les axes de travail de la nouvelle stratégie. Via la plateforme «Youth Speak», les jeunes, le principal groupe cible de Terre des Hommes Suisse, doivent en outre pouvoir influencer le contenu des programmes.

Tayson Mudarikiri se félicite de son nouveau poste: «Je me sens valorisé et je suis heureux de pouvoir accomplir le même travail que les collaboratrices et collaborateurs du Nord mondial.» Reste que sa position de codirection ne représente qu’une pièce du puzzle du processus, selon lui: «Le siège de l’organisation se trouve en Suisse et je demeure malgré tout un représentant de ses positions et de sa stratégie.»

D’après lui, il est nécessaire d’agir au niveau des bailleurs de fonds: «L’argent est toujours synonyme de déséquilibre des pouvoirs. Tant que les bailleurs de fonds n’octroient leur argent qu’à certaines conditions, ce déséquilibre persistera.» Laisser une plus grande liberté aux partenaires de décider où et comment ils entendent utiliser les ressources serait un signal positif, dit-il.

Hafid Derbal évoque la même mesure: son rôle, dans les années à venir, consistera notamment à sensibiliser les bailleurs de fonds à ce sujet, indique-t-il. Cela signifie aussi s’éloigner d’un langage visuel colonial: «Nous travaillons avec des actrices et acteurs du changement, pas avec des victimes», souligne-t-il.

Texte relu et vérifié par Marc Leutenegger, traduit de l’allemand par Zélie Schaller

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