Suisse

Emilia Pasquier, Swissnex et les faiseurs de licornes

Illustration: Helen James / SWI swissinfo.ch
Série La Suisse et la Silicon Valley: connectées par l’innovation, Épisode 5:

Plus de 150 start-ups suisses boostées à l’esprit californien, dont trois valent déjà un milliard de dollars: c’est une des fiertés de Swissnex à San Francisco. Rencontre avec Emilia Pasquier, née en Gruyère il y a 37 ans, et directrice de l’institution depuis 15 mois.

Ce contenu a été publié le 05 février 2024 – 09:44




SwissnexLien externe, le «consulat scientifique» suisse de San Francisco a vingt ans. Il fait partie d’un réseau qui s’étend des deux côtes des États-Unis au Japon, en passant par le Brésil, l’Inde, la Chine et Singapour. «On accueille des scientifiques, des universitaires et des start-ups, mais aussi des artistes et des délégations gouvernementales étrangères, qui viennent ici pour s’inspirer du notre modèle», explique la directrice. Et la concurrence est vive: l’Autriche et l’Italie ont déjà installé des structures similaires.

Officiellement, Swissnex sert à «promouvoir l’échange et la collaboration dans les domaines de l’éducation, la recherche et l’innovation». Un coup d’œil au «wall of fame» du bureau de San Francisco et la formule prend un tour très concret: plus de 150 logos d’entreprises bien établies, qui sont venues ici alors qu’elles étaient encore des start-ups. Et trois d’entre elles sont devenues des «licornes» (sociétés valorisées à au moins un milliard de dollars).

Trois licornes

MindmazeLien externe : basé sur une décennie de recherche et de tests, le MindMaze Pro est une plateforme de neuroréhabilitation des membres supérieurs qui utilise des caméras exclusives de suivi des mouvements en 3D pour aider les patients qui se remettent de lésions traumatiques et ceux qui souffrent d’accidents vasculaires cérébraux aigus et chroniques.

NexthinkLien externe est le leader des logiciels de gestion de l’expérience numérique des employés. L’entreprise offre aux responsables informatiques un aperçu des expériences quotidiennes des employés en matière de technologie au niveau de l’appareil, ce qui permet aux responsables informatiques de passer d’une résolution réactive des problèmes à une optimisation proactive.

ScanditLien externe a mis au point une technologie de vision par ordinateur qui permet aux smartphones et à d’autres appareils de scanner des codes-barres et d’effectuer d’autres tâches de saisie de données. L’entreprise a été reconnue comme un leader dans l’industrie de la vision informatique mobile.

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Deux minutes pour convaincre

«On voit arriver ces jeunes entrepreneurs qui ont de très bonnes idées, et on les forme pendant deux semaines à l’état d’esprit de la Silicon Valley», explique Emilia Pasquier. Oui, car même si la Suisse se classe régulièrement pays le plus innovant du monde, Hewlett-Packard, Apple, Intel, Facebook, Tesla, Netflix, Twitter ou Google sont tous nés dans la «Vallée», cette étroite bande de terre d’une septantaine de kilomètres au sud de la cité, entre la Baie de San Francisco et l’Océan Pacifique.

Pourtant, note la jeune femme, «en termes de recherche, d’économie et de créativité, la Suisse a une densité plus ou moins similaire à celle de la Silicon Valley». Elle a aussi deux des meilleures Écoles polytechniques au monde. Alors, qu’est-ce qui manque aux petits génies helvétiques? Peut-être justement un certain état d’esprit. «Quand on vient ici en ayant prospecté la Suisse romande et en se disant qu’on va essayer la Suisse allemande, on comprend vite que ça ne suffit pas», poursuit-t-elle. «Il faut voir beaucoup plus grand».

Face à un investisseur ou à un partenaire potentiel, dire que son produit a la qualité «Swiss Made» ne suffira pas davantage. Il faut expliquer que votre idée va changer le monde et montrer que vous êtes engagé à 300% derrière elle. Et non, ce n’est pas une légende: «vous avez deux minutes pour convaincre», confirme Emilia Pasquier.

C’est au long de Sand Hill Road, dans la Silicon Valley, que sont installées (plus ou moins discrètement) la plupart des sociétés de capital-risque. swissinfo.ch

Ces dollars qui coulent à flots

L’argent fait aussi bien sûr la différence. Selon la plateforme d’informations financières crunchbaseLien externe, en 2022, la Californie a attiré 91,9 milliards de dollars d’investissements en capital-risque. En comparaison, le Swiss Venture Capital ReportLien externe donne pour la même année le chiffre de 3,9 milliards.

Aux États-Unis, tous ces fonds ne viennent pas – et de loin – des banques traditionnelles. Et encore moins de l’État. On est ici au pays qui a vu naître le capital-risque. Comme l’explique Emilia Pasquier, «un cercle vertueux s’est mis en place dans la Silicon Valley. On a énormément d’entrepreneurs qui ont connu le succès, qui ont fait de l’argent et qui le réinvestissent dans de nouvelles start-ups».

Dans ce contexte, la directrice de Swissnex ne s’est pas vraiment émue de la faillite, en mars 2023, de la Silicon Valley Bank, justement spécialisée dans le financement des start-ups. Après le recul dû à la pandémie et une reprise exceptionnelle en 2022, elle y voit plus «un accident de parcours» que le signe d’un possible déclin. Car même si la concurrence d’autres places technologiques – aux États-Unis comme dans le monde – est vive, c’est tout de même (encore) de la Silicon Valley qu’est parti le nouvel essor de l’intelligence artificielle (IA).

Pour Emilia Pasquier, les technologies du climat vont connaître un boom ces prochaines années, « simplement parce que le monde en a besoin ». swissinfo.ch

Les deux prochains «gros trucs»

Comme tout le monde, la directrice de Swissnex mise sur l’IA pour être l’une des «next big things», qui va attirer talents et capitaux. Mais il en est une autre: les technologies du climat.

À titre d’illustration, elle cite le don de 1,1 milliard de dollars fait par le couple d’investisseurs John et Ann Doerr à Stanford, la «tête pensante» de la Vallée. Cette somme – la plus grosse jamais reçue en une fois par la prestigieuse université – va servir à créer une nouvelle école vouée à la durabilité, qui doit ouvrir à l’automne 2024.

«Quand il y a un alignement des fonds privés, des politiques publiques et de la recherche, dans un écosystème assez concentré, les choses peuvent aller très vite»

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Côté politique, l’administration Biden a fait passer en 2022 une loi anti-inflation qui contient une série de mesures en faveur de la réduction des émissions, du développement des énergies renouvelables et des technologies de capture du carbone. Pour Emilia Pasquier, les signaux sont clairs. «Quand il y a un alignement des fonds privés, des politiques publiques et de la recherche, tout cela dans un écosystème assez concentré, les choses peuvent aller très vite». Elle y voit «un grand espoir» pour le climat et l’avenir de l’humanité. Simplement «parce que le monde en a besoin».

Beach life vs. street life

Optimisme et volontarisme typiquement californiens. Depuis qu’elle est à San Francisco, elle a pu apprécier l’atmosphère particulière qui fait une grande partie du charme de cette ville.

«Dans la rue, quelqu’un va vous dire spontanément ‘j’adore vos chaussures!’ En Suisse, on se demanderait tout de suite ‘mais qu’est-ce qu’il ou elle me veut?’, mais ici c’est normal», raconte la jeune femme, qui a vite adopté cette culture «beach life», comme on dit en Californie. «Surprenant au début, mais tellement agréable».

Surprenante également, mais nettement moins agréable, cette impression, dans certaines zones du centre-ville, de débarquer dans un film postapocalyptique. Dans ces rues où les commerces ferment les uns après les autres, les toxicomanes hantent les trottoirs, hagards et titubants, devant des parcs où des enfants jouent derrière des grilles.

Depuis une dizaine d’années, le fentanyl, analgésique de synthèse 50 fois plus puissant que l’héroïne, est sorti des hôpitaux et des cabinets médicaux pour se répandre dans la rue. «Cette drogue terrifiante peut vous tuer en six mois», note Emilia Pasquier.

>> Emilia Pasquier évoque la filiation entre l’esprit hippie et celui de la tech et la pauvreté en ville:

Scènes ouvertes

Dans le quartier du Tenderloin, entre les magasins de luxe d’Union Square et le majestueux complexe de la mairie de la ville, c’est pratiquement la scène ouverte à chaque carrefour. Comme le Platzspitz et le Letten à Zurich dans les années 1990.

Zurich justement, ville jumelée à San Francisco, pourrait inspirer la cité dépassée par le problème. À la mi-octobre 2023, la maire Corine Mauch est venue avec une délégation de gens de la police, du social et de la santé pour une visite de plusieurs joursLien externe autour du thème des drogues.

Le jumelage entre Zurich et San Francisco va plus loin que le simple échange de tramways rétro (ici en 2005). Keystone / Paul Sakuma

Si Zurich est arrivée à maîtriser le fléau, pourquoi pas San Francisco? L’actuelle maire, London Breed avait justement fait campagne en promettant de mettre fin à la guerre contre la drogue et de créer un système basé sur la compassion et la guérison. Système qui selon Emilia Pasquier pourrait ressembler «au modèle suisse des quatre piliersLien externe».

Mais les réalités du terrain sont tellement différentes. «Les États-Unis n’ont pas un système social aussi développé que la plupart des pays européens», rappelle la directrice de Swissnex. «Ici, ce que l’État ne fait pas est pris en charge par les communautés, les œuvres d’entraide, les églises».

«On trouve très vite un travail, mais on peut le perdre tout aussi vite et se retrouver à la rue», rappelle-t-elle. Et les sans-abris sont un problème national. Mais la Californie, avec sa tolérance et son ciel clément, en attire plus que sa part. Selon le recensement de 2020, l’État accueille un tiers des 600’000 sans-abri du pays. À San Francisco, ils et elles sont environ 8000, 1% de la population de la ville.

La perception de la marginalité et de la toxicomanie est également très différente. Alors qu’en Suisse, on voit plutôt ces personnes comme des victimes, ici, on considérera plus facilement que celui ou celle qui vit dans la rue a choisi d’y être. Si elle s’interdit «de porter un jugement sur la question», Emilia Pasquier constate que pour les Américains, «la notion de responsabilité individuelle est beaucoup plus forte».

Suisse et Silicon Valley unies dans l’innovation

La Silicon Valley et la Suisse sont considérées comme les régions les plus innovantes de la planète. Pourquoi? Qu’est-ce qui les sépare ou, au contraire, les réunit? Que peuvent-elles apprendre l’une de l’autre? À travers cette série, nous vous racontons la Silicon Valley vue par des Suisses qui en éprouvent les tentations, les promesses et les contrastes.

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Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg

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