Pour la première fois, une équipe de chercheuses et chercheurs suisses a mesuré l’étendue de la fonte du pergélisol alpin. Leur méthode permet de comprendre comment le changement climatique affecte le sol des montagnes perpétuellement gelé et d’améliorer la prévision des glissements de terrain et des éboulements.
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02 septembre 2024 – 09:41
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Il était un peu plus de 9h30, le 23 août 2017, lorsqu’une énorme masse rocheuse s’est détachée de la paroi du Piz Cengalo, un sommet des Alpes à la frontière italo-suisse, entraînant un gigantesque glissement de terrain. Plus de trois millions de mètres cubes de matériaux rocheux mélangés à de l’eau se sont effondrés vers la vallée, tuant huit personnes et submergeant une partie du village grison de Bondo.
L’éboulement de Bondo est l’un des plus importants qu’a connus la Suisse depuis plus d’un siècle. Sept ans plus tard, le système judiciaire évalue toujours dans quelle mesure les autorités doivent être tenues responsables du drame qui a coûté la vie à des randonneuses et randonneurs, faute de mesures de protection supplémentaires. Il est toutefois clair que le changement climatique, causé par les activités humaines, a contribué à la catastrophe.
La fonte rapide des glaciers suisses, qui ont perdu 10% de leur volume en seulement deux ans, est le signe le plus visible du réchauffement climatique. Or, les glaciers ne sont pas les seuls à souffrir de la chaleur. Composante invisible de la cryosphère, le pergélisol, dont la température demeure inférieure à 0°, dégèle, lui aussi, rapidement. Les vagues de chaleur en Suisse et les chaudes journées d’été dans les Alpes au cours des deux dernières décennies accélèrent le phénomène.
Le pergélisol, que l’on trouve dans les Alpes au-dessus de 2500 mètres, couvre près d’un quart de la surface de la Terre et représente quelque 5% du territoire suisse. Cette couche formée de glace, de roche et de sédiments agit comme une sorte de «colle» qui stabilise les pentes des montagnes, autrement peu sûres.
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Lorsque la glace qu’elle contient fond, le risque de catastrophes naturelles telles que celle qui s’est produite à Bondo augmente. «Il est donc important de pouvoir mesurer le pergélisol et de suivre son évolution», relève Christian Hauck, professeur de géographie physique à l’Université de Fribourg.
La Suisse est un pays pionnier dans la recherche sur le pergélisol. Elle a mis en place le premier Réseau suisse d’observation du pergélisol (PERMOSLien externe) en 2000. Et la série de mesures commencée en 1987 sur le Piz Corvatsch, dans les Grisons, est la plus longue du monde concernant le pergélisol de montagne.
Récemment, la mesure du pergélisol en Suisse a franchi une nouvelle étape: Christian Hauck et son groupe de recherche ont mis au point une nouvelle méthode de mesure pour quantifier la perte de glace dans le sol. Cette méthode peut être utilisée non seulement dans les Alpes, mais aussi dans l’Arctique, où la fonte du pergélisol peut libérer de puissants gaz à effet de serreLien externe dans l’atmosphère, accélérant par là même le réchauffement climatique.
Cartographier le sol pour mesurer la glace dans le pergélisol
Selon une méthode utilisée dans le monde entier, les chercheuses et chercheurs forent des trous dans le sol jusqu’à 100 mètres de profondeur pour mesurer la température du pergélisol et ainsi étudier son évolution. En Suisse, cette méthode est utilisée à plus de 20 endroits dans les AlpesLien externe, où le permafrost se réchauffe d’environ 1°C par décennie. Mais les forages sont compliqués et coûteux, surtout en altitude, et ils ne permettent pas de mesurer la quantité de glace.
Une autre technique consiste à faire passer un courant électrique entre des électrodes placées à la surface et à mesurer la résistivité électrique (l’intensité de la résistance au passage du courant électrique). Plus il y a de glace dans le sol, qui conduit l’électricité moins bien que l’eau, plus la résistivité est élevée.
Le groupe de recherche de l’Université de Fribourg a associé l’approche de la résistivité avec l’utilisation de capteurs sismiques, au sein desquels un signal acoustique est envoyé dans le sol. Les informations recueillies, combinées aux données de température, permettent de mesurer le pergélisol sur de grandes surfaces et de calculer la quantité de glace qu’il contient, explique Christian Hauck. «Nous obtenons une image tridimensionnelle du pergélisol. C’est comme une tomographie du sol», note-t-il.
Les mesures effectuées à 3410 mètres d’altitude sur les versants du Stockhorn, une montagne proche du Cervin en Valais, ont montré que le pergélisol alpin de la région avait perdu quelque 15%Lien externe de sa glace entre 2015 et 2022. «C’est la première fois que nous quantifions la perte de glace souterraine dans le pergélisol, nous ne pouvons donc pas dire si c’est beaucoup ou peu», précise Christian Hauck.
Il est néanmoins clair que les journées les plus chaudes de l’été ont un effet négatif. Les périodes de températures extrêmes, même de courte durée, augmentent l’épaisseur de la «couche active», la couche supérieure du pergélisol qui se décongèle pendant l’été et regèle en hiver.
La chaleur se propage alors en profondeur et fait fondre la glace contenue dans le pergélisol. Selon une récente analyseLien externe de données recueillies à travers toute l’Europe, un seul été plus chaud que la moyenne, comme celui de 2022, peut suffire à provoquer une perte irréversible du pergélisol dans les montagnes.
Le permafrost alpin a déjà atteint le point de non-retour
Le «point de non-retour» du pergélisol est atteint lorsque le dégel estival ne peut plus être compensé par le gel hivernal et que seul un changement climatique important permettrait de rétablir les conditions initiales.
Le froid hivernal ne peut plus pénétrer suffisamment profondément et la glace contenue dans le sol fond de plus en plus rapidement, explique Christian Hauck. Selon lui, le pergélisol a déjà atteint un point de bascule, ou est proche de l’atteindre, dans de nombreuses régions des Alpes.
Selon les conditions géologiques, la disparition du pergélisol peut entraîner une augmentation des glissements de terrain et des éboulements dans des lieux où de telles catastrophes n’étaient pas possibles auparavant. Les chutes de pierres représentent une menace pour les randonneuses et randonneurs en montagne ainsi que pour les infrastructures construites sur le pergélisol, telles que les refuges alpins, les remontées mécaniques et les paravalanches.
D’après Christian Hauck, disposer de méthodes de mesure permettant d’anticiper de manière fiable les points de rupture que pourrait franchir le pergélisol aidera à améliorer notre capacité à prédire les risques naturels.
Système également utile dans l’Arctique
Selon Ylva Sjöberg, professeur d’écologie et de sciences de l’environnement à l’Université d’Umeå en Suède, les techniques développées en Suisse sont également directement applicables à l’étude de l’évolution du pergélisol dans l’Arctique. Elles peuvent être utiles, par exemple, pour mieux comprendre les effondrements et les glissements de terrain causés par la fonte du pergélisol, qui sont difficiles à étudier par d’autres méthodes, écrit-elle dans un courriel.
La fonte du pergélisol dans l’Arctique peut endommager les infrastructures telles que les routes, les gazoducs et les réseaux électriques, affectant des millions de personnesLien externe de la Russie au Canada. Elle pourrait également réactiver d’anciens micro-organismes piégés dans la glace.
De surcroît, le pergélisol peut libérer de grandes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, aggravant encore le réchauffement de la planète. Les cratères formés par le dégel du pergélisol et l’effondrement des terres se remplissent d’eau. Ces nouveaux lacs constituent un habitat idéal pour les bactéries qui dégradent la matière organique emprisonnée dans le pergélisol, produisant ainsi du CO₂ et du méthane (CH4), deux gaz à effet de serre.
Selon Bernd Etzelmüller, qui dirige le département des géosciences de l’Université d’Oslo, en Norvège, la technique de mesure mise au point en Suisse pourrait théoriquement permettre d’identifier les masses de glace dans le pergélisol et de repérer les endroits susceptibles de libérer des gaz à effet de serre. «La méthodologie est universelle, tout comme les processus physiques du pergélisol», pointe-t-il.
La fonte du pergélisol est une évolution lente
Malgré les recherches menées dans les Alpes et les régions arctiques, l’étude des interactions entre le pergélisol et le changement climatique, ainsi que les conséquences de son dégel, font encore défaut.
«Que se passe-t-il si le pergélisol dégèle? Le sol devient-il plus humide en raison de la présence accrue d’eau, ou plus sec parce que l’eau de fonte est drainée et s’évapore à cause du réchauffement climatique? Nous ne le savons pas encore précisément», indique Christian Hauck.
On sait, du reste, que le pergélisol réagit plus lentement au changement climatique que les glaciers et qu’il devrait donc continuer à exister plus longtemps. «Il y en aura probablement encore dans 150 ou 200 ans», estime Christian Hauck.
En attendant, le lent dégel du pergélisol exposera de plus en plus de lieux comme le village de Bondo à des risques de catastrophes naturelles, rendant ainsi sa surveillance essentielle dans les décennies et les siècles à venir.
Relu et vérifié par Veronica De Vore/ traduit de l’allemand par Zélie Schaller