Comment des communes suisses se sont engagées en faveur des villages de la Roumanie stalinienne
Plus de 200 communes suisses ont «adopté» des villages menacés de destruction sous l’ère du dictateur Nicolae Ceausescu en Roumanie. SWI swissinfo.ch était à Nendaz pour la dernière assemblée de la branche suisse d’Opération Villages Roumains, où la question politique s’est invitée.
Les élections qui ont eu lieu en Roumanie, et dont le premier tour de la présidentielle a été annulé récemment, ont eu un écho jusque dans le village valaisan de Nendaz.
Adossé à son pupitre dans une salle de gymnastique un après-midi de novembre, le président d’Opération Villages Roumains (OVR)-Suisse, Pascal Praz, a lancé à l’assistance: «On vient de voter trois week-ends de suite en Roumanie. Est-ce donc cela la démocratie? Probablement que oui.»
Son «probablement» laissait percer une once de critique. En Roumanie aussi, le débat était de savoir si organiser des élections parlementaire et présidentielle sur autant de week-ends de suite ne découlait pas d’une manœuvre du pouvoir.
Mais cette réunion en Valais devait sceller surtout, avec toute la solennité voulue, la dissolution d’une association créée dans le courant des années 1980.
Solidarité sous l’ère Ceausescu
OVR-Suisse est un bon exemple de la manière dont les pays de l’Ouest s’étaient engagés pour des populations qu’on disait alors engluées dans le stalinisme. Une implication qui s’est accrue dans la Roumanie postcommuniste des années 1990.
Toujours est-il que plus de 30 ans après la chute du dictateur Nicolae Ceausescu, la branche suisse d’Opération Villages Roumains a été dissoute.
Mais il n’a pas particulièrement été question de politique à Nendaz. Les esprits étaient surtout ailleurs. «Même après les élections, notre partenariat avec les communes suisses perdurera, j’en suis sûr», a garanti l’ambassadeur roumain en place en Suisse, Bogdan Mazuru. Devant un parterre d’une cinquantaine de personnes, plutôt âgées, il a fait l’éloge de ces échanges.
Au milieu de l’assistance, l’écrivaine roumaine Florina Ilis a cependant dit espérer que ces élections se passent «bien», sans en dire beaucoup plus. Elle a seulement précisé que «chacun devait voter en conscience selon ses choix».
Arrivée des bulldozers
En 1988, elle-même avait 20 ans lorsque les premiers bulldozers ont fait leur apparition dans les villages de son pays, dans le cadre du transfert forcé des populations rurales. «Si la révolution de 1989 n’y avait pas mis fin, mes grands-parents auraient été victimes de ces plans de relocalisation», a-t-elle rappelé.
Dans l’ouvrage qu’elle a rédigé et qu’elle a apporté, intitulé «Le Livre des nombres» (1997), elle décrit la vie de la paysannerie, victime d’oppression pendant quatre générations. Une réalité particulièrement perceptible à la fin des années 1980, lorsque Ceausescu a tenté de rayer les villages de la carte.
Les activités d’OVR-Suisse dans les villages roumains. Images tirées des archives de l’organisation:
À partir de là, les sauver de la destruction a été le moteur qui a permis de fonder en 1988 à Bruxelles les Opérations Villages Roumains, lesquelles ont essaimé ensuite.
Moitié des villages voués à la destruction
Conçu dans les années 1970, ce plan de «systématisation des villages» devait faire de la Roumanie une «société socialiste totalement aboutie d’ici l’An 2000».
C’était le souhait de Nicolae Ceausescu, exprimé lors d’un discours en 1988. La destruction de près de la moitié des 13’000 villages de Roumanie allait aussi de pair avec le déplacement de leurs populations vers de nouveaux lotissements dans ce que le régime avait appelé des centres «agro-industriels».
Établie dans les régions rurales de Transylvanie, une forte minorité hongroise en avait particulièrement souffert, même si la Hongrie, pays frère du bloc de l’Est, s’était opposée à cette mesure. Cette «systématisation» a impacté également des Roumains et des Roumaines d’origine allemande qui habitaient dans le pays.
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Un an avant que Ceausescu et sa femme ne soient abattus en direct devant les yeux du monde entier, en décembre 1989, des voix s’étaient déjà élevées pour dire non à ces plans.
Des opposants et opposantes au régime, des journalistes et des personnalités intellectuelles originaires de Roumanie en exil avaient fondé alors le mouvement Opération Villages Roumains depuis la Belgique. Lequel a ensuite pris pied en Suisse.
Dans les pays francophones
Ce projet a impliqué surtout des pays francophones du fait que les langues française et roumaine ont les mêmes racines. Le mouvement a pris de l’essor notamment en France par la présence de personnalités intellectuelles exilées.
À Nendaz, Rose-Marie Koch, secrétaire d’OVR-Suisse, a comparé l’effervescence qui régnait alors en Suisse romande «à 2022 et l’invasion de l’Ukraine».
Un documentaire qui avait été diffusé à ce moment-là sur la télévision belge, titré «La catastrophe rouge», avait éveillé les consciences. On y montrait, par le biais d’images tournées en secret, la pauvreté dans laquelle se débattait la population rurale au lendemain des expulsions forcées.
À Nendaz, aux dires des partenaires présents, c’est surtout un lien insécable entre les villages – des entités souvent oubliées à travers l’Histoire – qui a joué dans l’élan de solidarité internationale qui a prévalu. OVR-Suisse, qui publie une revue, revient souvent sur l’adaptation de la ruralité aux changements politiques.
Plus de 200 communes suisses ont adopté des villages roumains
Pour Hubert Rossel, vice-président d’OVR-Suisse, cette opération relève aussi d’un mouvement atypique. «Nous n’étions pas des fonctionnaires, mais plutôt des gens issus de la société civile. C’est ce qui nous reliait aux autres pays.»
Des lettres de protestation et cartes postales avaient été envoyées en masse au cours des années 1980 vers la Roumanie depuis la Suisse, ou adressées à l’ambassade roumaine à Berne.
Hubert Rossel faisait partie des expéditeurs. «Nous écrivions que nous avions eu connaissance de ces systématisations et que nous nous y opposions par notre signature». Mais tout le monde n’avait pas signé par peur de la Securitate, la police secrète roumaine. «En Roumanie, la poste avait plié sous le flux de courriers. Notre objectif était atteint. On ne pouvait plus dire là-bas qu’on ne savait pas.»
Des missives avaient été expédiées également au Conseil fédéral ainsi qu’aux communes de toute la Suisse, les enjoignant d’écrire à leur tour à Nicolae Ceausescu. Les communes y étaient invitées à «adopter» un village symboliquement. En France, en Belgique et en Suisse, des milliers de communes ont alors participé à cette opération, dont plus de 200 en Suisse.
Liberté retrouvée après Ceausescu
Après la chute du régime de Ceausescu, les grands-parents de Florina Ilis ont pu récupérer leurs terres, collectivisées au début du communisme en 1947. «Tout le monde était content. Moi aussi. Parce que nous avons gagné la liberté et avons enfin pu quitter le pays», rédigeait l’autrice dans les années 1990.
Elle est depuis restée en Roumanie. Florina Ilis se déclare encore très fière de cette liberté recouvrée. Aujourd’hui, elle travaille à la Bibliothèque universitaire de Cluj-Napoca, là où les archives d’OVR-Suisse devraient être entreposées, un sujet débattu à Nendaz. Celles-ci se composent surtout de photographies où l’on discerne des membres des Opérations Villages Roumains apporter dans les villages libérés de l’aide médicale, de la nourriture et des vêtements.
«Ces documents sont une partie importante de l’histoire roumaine contemporaine», a-t-elle expliqué. Car dans la campagne roumaine d’alors rares étaient les appareils de photo, et a fortiori les photographes, qui avaient pu immortaliser les jours qui avaient suivi la révolution. Ces clichés sont d’autant plus précieux qu’ils donnent un aperçu de cette ambiance postcommuniste.
Parmi les actions menées par OVR-Suisse, notons le transfert de véhicules militaires précédemment utilisés dans l’ex-RDA, recyclés en Roumanie en bus scolaires. Ceux-ci ont surtout été utiles pour les villages reculés. Et une douzaine de casernes de pompiers ont pu être créées et dotées de matériel.
«Mouvement des villages»
«L’Opération Villages Roumains est d’abord un mouvement villageois», a déclaré dans son discours l’ambassadeur de Roumanie. «Pour préserver leurs traditions et leur culture, des gens humbles de Suisse, de Belgique et de France ont entraidé à ce moment-là leurs semblables en Roumanie», a-t-il dit. Il a ajouté «que la Roumanie n’a peut-être plus besoin d’aide humanitaire aujourd’hui, mais d’amitié toujours. Nous avons toujours à apprendre les uns des autres».
Le président d’OVR-Suisse, Pascal Praz, a précisé: «Nous n’avons pas sauvé des villages. Les autochtones se sont libérés eux-mêmes. Nous les avons seulement soutenus.»
Trente-cinq ans ont passé. Les associations fondées pour mener à bien ces opérations ont désormais rempli leur mission. Après la dissolution de la branche suisse, plusieurs projets devraient toutefois voir le jour: c’est ce que les personnes invitées à Nendaz se sont dit au milieu des discours, remerciements, bouquets de fleurs et autres collations. En France et en Belgique aussi, d’autres associations ferment boutique ces derniers temps.
Monde rural roumain entendu ?
Membre de l’Union européenne, la Roumanie est aujourd’hui aussi plus stable économiquement. Mais si la pauvreté a pu en grande partie être résorbée, la corruption et la désinformation enveniment désormais continuellement le climat. Le fait que les villages «ne soient pas impliqués dans la vie politique» chagrine l’historien roumain Cosmin C. Rusu, présent en Valais le mois passé.
«On est au parfum de la politique lorsque des élections sont organisées, comme c’est le cas ces derniers temps. Puis nous n’entendons plus rien pendant au moins quatre ans», s’est-il désolé. La politique en Roumanie devrait, à son avis, s’orienter à l’avenir davantage vers les zones rurales. Aussi pour que ces villages promis jadis à l’anéantissement puissent faire partie du processus politique.
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Texte relu et vérifié par Benjamin von Wyl, traduit de l’allemand
par Alain Meyer/dbu