Course à pied : « C’est forcément nous qui prenons cher »… Les élites féminines en danger sur 10 km ?
Directeur de la Ligue d’Athlétisme des Hauts-de-France, qui a organisé dimanche le semi-marathon de Lille, Jean-Pierre Watelle trouve « navrant » que le record d’Europe de Jimmy Gressier lors du 5 km sur route (12’57 ») soit à cette occasion « limite passé sous silence ». La raison ? La triathlète Emma Lombardi, 4e des JO de Paris 2024, a raconté dans une story Instagram avoir été « piétinée et écrasée » au départ du 10 km lillois, qui comptait 5.000 participants. Allégrement relayé sur les réseaux sociaux et accompagné de photos de ses blessures, son témoignage a suscité une vague d’émotion et un bad buzz dont l’épreuve se serait bien passée.
« On résume l’un des plus grands événements de running en Europe, avec 18.000 coureurs dans les rues de Lille [entre le 5 km, le 10 km et le semi-marathon], à une chute, regrette Jean-Pierre Watelle, contacté jeudi par 20 Minutes. Croyez-moi, nous sommes les premiers à en être désolés et on réfléchit aux meilleures solutions possibles, mais il y a de telles chutes lors des courses sur route chaque week-end. » Alors, cette chute dès la ligne de départ, qui a impliqué « une quinzaine de coureurs élites », est-elle si banale que cela dans le monde du 10 km, et fait-elle seulement les gros titres car la principale victime se trouve être une athlète olympique ?
« On m’a poussée par-derrière »
Pas selon Philippine de la Bigne (26 ans), qui se situait dimanche dans le deuxième sas sub-élite (nouveauté 2025 à Lille), et 8e féminine au final en 32’31 ». « Il y avait une atmosphère très nerveuse avant la ligne de départ que je n’avais jamais ressentie, confie la championne de France du 5 km en 2024. Une demi-seconde après le coup de pistolet, on a vu tout le monde chuter. J’ai senti que plusieurs fois, on m’a poussée par-derrière, et j’ai eu de la chance de ne pas tomber. Il y a eu un effet domino : plus personne ne se posait de question, c’était comme si on était au milieu d’une attaque et d’un mouvement de foule. Je ne pensais pas à mon chrono mais juste à ma sécurité. »

Non loin d’elle, Margot Dajoux (19 ans) n’a pas pu éviter la chute au cœur de la centaine d’élites présents, qui lui a causé « des bleus un peu partout, des brûlures et un bel hématome au genou ».
« Jusque-là, je n’avais jamais eu peur des départs et des chutes, mais là j’avais sous-estimé le fait qu’on était 5.000 coureurs sur 10 m de large. Avant même de partir du deuxième sas sub-élite, on s’est fait rentrer dedans par tous ceux qui arrivaient de derrière et on s’est retrouvé hyper compressées. Quelqu’un est tombé juste devant moi et j’ai perdu l’équilibre. Je me faisais piétiner, j’essayais de me relever et je me prenais des coups par-dessus la tête, dans le dos et sur les genoux. Ça n’a duré qu’une vingtaine de secondes mais j’ai eu l’impression que dix minutes étaient passées tant c’était violent. J’ai quand même réussi à repartir mais ma course était foutue en l’air. »
Une réglementation problématique
Le témoignage de la jeune athlète clermontoise montre que ces départs groupés mixtes à forte densité peuvent avant tout avoir des conséquences sur les élites féminines. « Il y a quand même un important différentiel de vitesse lors d’un départ entre filles et garçons, et c’est super compliqué pour nous de nous situer au bon endroit dans le sas », précise ainsi Alice Mitard (27 ans), autre fondeuse « choquée » par cette chute à Lille, dans laquelle on retrouvait aussi Célia Tabet, Emilie Girard, Anaëlle Guillonnet et Laëtitia Bleunven.
Mais alors, pourquoi les athlètes féminines tiennent-elles à figurer aux avant-postes, aux côtés d’hommes visant des chronos plus rapides qu’elles, plutôt que de prendre place dans les sas dédiés à leur temps référence ? « Pour obtenir les minima qualificatifs pour les championnats d’Europe, c’est le temps au coup de pistolet qui va être retenu par World Athletics et malheureusement pas notre puce au passage de la ligne, soupire Alice Mitard. On ne peut donc pas se permettre d’être trop loin dans les sas, sinon on perd des secondes qui valent très cher en vue d’une qualification. »
Une réglementation rigide qui n’aide pas à la sécurisation des départs de courses, alors que le nombre des participants ne cesse d’exploser de partout au fil des ans. Le 10 km d’Aix-les-Bains, qui sera scruté de près dimanche (9h45), une semaine après cette spectaculaire chute lilloise, en est le parfait exemple. Après avoir compté 1.500 participants en 2023, puis 2.500 l’an passé, cette course qualificative pour les championnats de France et d’Europe de la distance comptera pour sa 12e édition 5.000 personnes sur la ligne de départ, déplacée pour l’occasion sur l’Esplanade du lac du Bourget (Savoie).
Vers la fin des « courses mixtes » ?
La priorité de cette course d’envergure est plus que jamais définie. « On réfléchit aux meilleurs moyens de garantir la sécurité de tous les athlètes, note Mathilde L’Azou, membre d’une organisation comptant 220 bénévoles. Les chutes ne sont malheureusement pas un phénomène nouveau et elles nous préoccupent depuis longtemps. On fait de la prévention, il y en aura encore dimanche avec le speaker, et on propose notamment aux femmes élites de partir du deuxième sas si elles le préfèrent. Les témoignages à Lille ont pu entraîner une prise de conscience, à la fois du côté des organisateurs et des athlètes. Peut-être installera-t-on un jour sur la route des couloirs pour séparer les femmes élites des hommes au départ. Il y a une réflexion commune à mener avec les athlètes. »
Comme tous les athlètes que nous avons interrogés pour ce sujet, Mathilde L’Azou refuse en toute cas l’idée d’en finir avec les « courses mixtes ». Et ce d’autant que le rythme très soutenu imprégné par les élites masculins aide les femmes à améliorer leurs performances. Des départs à plusieurs vagues, comme c’est le cas sur le semi-marathon de Paris, sur le 10 km de Tours ou désormais sur celui de Valence (Espagne), qui s’est clairement remis en question après la terrible chute collective subie lors du départ en 2023, pourraient être une solution pour des événements d’une telle ampleur.
« Il faudrait décaler les départs de 5 à 10 secondes, ça suffirait à les rendre plus sereins et ça éviterait de grandes bousculades, estime Margot Dajoux. Et puis c’est stupide de ne pas prendre en compte ces temps à la puce qui sont des temps réels. Si cela change, les femmes élites auront vraiment le choix de partir de plus loin. » Le témoignage d’Emma Lombardi a en tout cas entraîné de multiples réactions quant à la place des femmes dans ces courses sur route de courte distance (5 et 10 km, voire semi-marathon), où la quête de chrono est pour beaucoup le but ultime.

« Il y a de vrais problèmes de mentalités »
Philippine de la Bigne regrette ainsi des messages vus sur Strava ces derniers jours : « Certains coureurs disent regretter de ne pas avoir atteint leur objectif de temps « à cause des chutes des filles qui n’avaient rien à faire dans les sas élites ». Ce type de commentaires dénigrants m’exaspère et montre qu’il y a de vrais problèmes de mentalités. »
L’organisateur du semi-marathon de Lille Jean-Pierre Watelle est tout aussi remonté sur le sujet : « Ce qui me dérange surtout, c’est l’incivilité de certains coureurs. On a l’impression qu’ils jouent leur vie là-dessus, qu’ils sont prêts à bousculer et piétiner du monde pour quelques secondes ». Emma Lombardi, Célia Tabet et les autres ont-elles donc avant tout été victimes de « l’incivilité » des coureurs dimanche ? Triathlète professionnel comme Emma Lombardi et 35e de l’épreuve dimanche en 28’40 », le Belge Arnaud Mengal privilégie une autre explication.
« C’est plutôt un problème au niveau de l’organisation car le départ était un peu trop à l’étroit. Tout le monde se rue pour être en première ligne et Emma en a un peu fait les frais. C’est un problème récurrent dans plusieurs grosses courses rapides comme celle-ci. Les gens ne voient pas forcément que quelqu’un est tombé devant eux. Il y a un effet de foule et tout le monde se retrouve devant le fait accompli. On est poussés vers l’avant et c’est impossible d’arrêter le train en marche. Quelques courageux ont essayé de relever Emma et d’écarter les gens mais ça n’est pas facile au milieu d’une foule qui a tant envie de passer la ligne de départ. Ça va tellement vite, ça n’est certainement pas par égoïsme ou par manque de sportivité que des gens lui ont marché dessus. »
« Je ne participerai plus à une telle course »
Margot Dajoux le rejoint en partie : « Ne pas s’arrêter quand on voit quelqu’un au sol, oui c’est sauvage mais je peux un peu comprendre cet état d’esprit là. Mais là pour le coup, ça hurlait de douleur. C’était impressionnant de constater que même face à de tels cris de souffrance, aussi peu d’hommes s’arrêtaient. Et comme nous sommes les plus petites, c’est forcément nous qui prenons cher, qui risquons le plus de tomber, et c’est sur nous qu’on s’appuie pour passer par-dessus ».
Notre dossier sur la course à pied
Un constat qui pourrait affaiblir encore davantage la représentativité des athlètes féminines dans pareil événement, surtout pour celles ayant vécu de près la mésaventure lilloise dimanche. « Pour moi c’est clair, je ne participerai plus à une course avec autant de densité, sauf si des mesures sont prises pour faire évoluer les choses, indique Philippine de la Bigne. Je pense d’ailleurs qu’une athlète du niveau d’Emma Lombardi [7e femme dimanche en 32’30 » malgré sa chute] ne prendra plus jamais le risque de se retrouver dans ces situations-là. »