Fouet, bonnet d’âne, trique… De quand date l’interdiction des châtiments corporels à l’école ?
De l’humanisme de la Renaissance aux théories pédagogiques du XXe siècle, en passant par l’influence du courant hygiéniste, le rejet de la violence éducative a nécessité une lente évolution des mentalités. Eirick Prairat, professeur de Philosophie de l’éducation, à l’Université de Lorraine remonte le temps avec nous…
Qu’on puisse avoir recours à des gestes violents dans un cadre éducatif choque aujourd’hui profondément l’opinion publique, à raison. Pourtant, l’interdiction de frapper des enfants est le fruit d’une longue histoire. Si les châtiments corporels ont été abolis en 1803 dans les écoles, ils ont perduré jusque dans les années 1970-1980. Et c’est la loi de 2019 seulement qui a banni la fessée et autres violences éducatives ordinaires dans les familles.
Comment expliquer de telles résistances ? Comment les arguments qui ont travaillé à dissocier sanction et violence ont-ils fait leur chemin ?
L’humanisme de la Renaissance
Longue et vieille est l’histoire des châtiments corporels. N’oublions pas qu’ils faisaient partie des moyens légitimes pour maintenir les enfants dans la plus stricte obéissance dans une société romaine où le pater familias détenait un pouvoir absolu sur l’ensemble des membres de la maisonnée.
Certes, aucun texte important de la tradition pédagogique, même sous l’Ancien Régime, ne fait l’apologie de la violence et l’éloge des coups. Mais, lorsque l’on se penche sur la culture disciplinaire de notre école, on y découvre un étrange répertoire : le fouet, la trique, le martinet, la férule, la cabourne, les verges, le bonnet d’âne, le banc d’ignominie, le genouiller, le cachot, le pensum, l’habit de bure, les arrêts… La liste des instruments et des techniques punitives utilisés dans le cadre scolaire au fil de l’histoire est impressionnante.
Trop obnubilé par le thème de l’enfant gâté qui tourne mal, le Moyen Âge ne condamne pas la correction physique. Les humanistes de la Renaissance, qui proposent de fonder l’éducation sur la confiance et sur l’émulation, ne renoncent pas, eux non plus, aux vertus apaisantes de la trique, comme l’attestent leurs écrits. Ce qu’ils redoutent, c’est l’excès, l’abus, l’usage incontrôlé, comme l’écrit Érasme dans le Declamatio pueris :
« « Je reviens à l’enfance […], rien n’est plus nuisible que l’accoutumance aux coups ; l’usage déréglé qui en est fait transforme une nature bien douée en un caractère intraitable et celle qui est plus commune est réduite au désespoir ; leur répétition continuelle fait que le corps s’indure aux coups comme l’esprit aux paroles… » »
Et vint Rousseau
Deux éléments vont venir modifier la donne éducative. Le premier est une invitation à reconsidérer l’enfant, c’est l’œuvre de Rousseau. Tant que l’enfant est perçu comme un petit être tordu ou marqué par le péché, il semble légitime d’employer des moyens coercitifs pour le redresser ou l’inscrire dans l’ordre apaisé de la culture. Mais dès qu’il est considéré comme une promesse riche d’une humanité à venir, ce ne sont pas seulement les modalités mais le sens même de l’acte éducatif qui s’en trouvent modifiés.
Il ne s’agit plus de redresser mais d’aider, d’accompagner ; en un mot, de faciliter l’actualisation de potentialités déjà présentes. Il a fallu cette inversion du postulat anthropologique pour que la question des châtiments corporels, et plus largement de la sanction, se trouve reformulée.
Notre dossier Violences scolaires
Focus sur les dangers
Le second élément est l’importance du courant hygiéniste qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec notamment Riant, Hément et Jacquey, va avoir un grand retentissement en dénonçant les dangers de certaines formes punitives pour la santé des enfants.
À la fin du Second Empire, les autorités éducatives, gagnées par ces nouvelles idées, reprendront à leur compte la critique médico-morale des hygiénistes contre le régime disciplinaire des établissements d’enseignement public. C’est finalement assez logiquement que la IIIe République réaffirmera, en 1887, l’interdiction des châtiments corporels dans les petites écoles de la République.
L’insuffisance de l’interdiction juridique
L’interdiction juridique n’a pas fait disparaître les châtiments corporels de nos écoles, il faudra attendre les années 1980, pratiquement un siècle, pour les voir totalement s’éclipser. Ce qui rend obsolète une pratique, c’est la conscience partagée de sa nocivité et de son inutilité. Une attitude théoriquement discréditée, mais tenue pour nécessaire n’est jamais totalement abandonnée. Niée et dénoncée dans les discours, elle continue à occuper une place silencieuse dans les pratiques.
C’est ce qu’avait bien compris Franck d’Arvert, auteur de l’article « Punitions » dans le fameux Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson (1888) :
« « Les règlements qui autorisent les châtiments corporels en les limitant ne sont qu’un compromis […] entre des usages traditionnels dont on reconnaît le danger et un idéal que l’on approuve mais que l’on croit irréalisable […]. En éducation, les raisons d’ordre pratique priment toutes les autres. » »
L’avènement des droits de l’enfant
Tout au long du XXe siècle, c’est une effervescence pédagogique, comparable à celle de la Renaissance, que vont connaître les pays anglo-saxons et européens. Avec Decroly, Claparède, Montessori, Ferrière, Freinet, Dewey ou encore Cousinet, qui sont les principales figures de cette révolution éducative, c’est l’ensemble des positions de la pédagogie traditionnelle qui sont revisitées : le recours à la contrainte, l’exercice de l’autorité, le rôle du maître, la place de l’effort, etc.
Les novateurs en appellent, par-delà leurs différences d’inspiration, à la participation des élèves, à leur esprit d’initiative et à leur créativité. L’étude ne doit plus être pensée comme une ascèse, mais comme un moment d’enrichissement personnel et d’épanouissement collectif, ce qui engage le maître à repenser son enseignement en termes de motivation et d’accompagnement.
Le courant novateur va montrer, non de manière théorique mais pratique, et c’est peut-être sa plus belle victoire, que l’on peut éduquer un grand nombre d’élèves et leur enseigner sans recourir à la violence.
N’oublions pas également que les années 1970-1980 vont être marquées par le refus grandissant de certains parents, notamment de ceux issus de milieux aisés, de voir leurs enfants maltraités par des enseignants. La pression sur l’école a aussi été externe, ne minorons pas ce facteur.
Et dans le cadre familial ?
Il faudra attendre le 6 mars 2019 pour que les châtiments corporels soient interdits dans la famille. Il a fallu pas moins de quarante ans pour que la France rejoigne la Suède (1979), pionnière en la matière.
Et pourtant, nous savions déjà que les châtiments corporels étaient inefficaces pour supprimer les conduites socialement indésirables. Nous savions aussi qu’il existait un lien entre punitions corporelles subies et comportements antisociaux à venir (délinquance, agressions sexuelles, violences conjugales…).
Il est vrai que la famille a longtemps été une zone de non-droit. Il y a eu aussi la douce illusion que l’amour parental freinerait les excès et garantirait un droit de correction mesuré. Mais il faudra aussi se demander un jour si la difficulté que l’on a eue à se saisir de la question complexe de la sanction pour oser la penser comme une réponse qui doit faire sens, et non plus faire mal, n’est pas aussi responsable de ce terrible retard. Car on ne peut vraiment tourner la page de la violence éducative que si s’esquissent d’autres manières de faire.
