« Mon calvaire a commencé un samedi après-midi face à mon fils »: au cœur d’une réunion des Alcooliques Anonymes
Alors que de nombreux Belges ont décidé de temporairement faire une croix sur toute boisson alcoolisée dans le cadre du Dry January, La Libre est allée à la rencontre de ceux qui n’ont plus touché à un verre depuis bien longtemps. Cette abstinence leur a sauvé la vie. Au sens propre, comme au figuré. Que ce soit dans le monde professionnel ou dans la sphère familiale, leur amour de la bouteille leur avait fait toucher le fond. Aujourd’hui, ils se sont relevés grâce notamment aux « Alcooliques Anonymes ». Dans le cadre du dossier « Dans le secret des lieux », nous vous emmenons à l’une de leurs réunions, au cours desquelles chacun se livre sans langue de bois.
- Publié le 19-01-2025 à 12h00
La pluie bat le pavé bruxellois. Abrités sous leur parapluie, les passants se pressent dans les rues de la commune de Saint-Josse, déterminés à retrouver leur foyer après une longue journée de travail. Mais Thierry, Jean-Yves, Maxime et Adeline (prénoms d’emprunt, afin de garantir l’anonymat des personnes citées), eux, ne se dirigent pas vers leur maison. Leur destination ? La réunion des Alcooliques Anonymes.
Les quatre « amis » – comme ils aiment s’appeler lors de ces rencontres – ne rateraient pour rien au monde leur séance hebdomadaire. S’engouffrant dans l’entrée de la Maison de la Famille à Saint-Josse, ils se dirigent vers la salle aux hauts plafonds où les attend déjà Nancy, la modératrice du jour. Son rôle est simple: s’assurer que les discussions se passent bien et que chacun puisse avoir le temps de s’exprimer. S’il le souhaite. Parce qu’ici, on ne force la main à personne. Chacun est libre de parler. Ou de se taire.
Du café ou du thé est proposé à chaque arrivant pour se réchauffer. A 18h55, la salle commence à se remplir. Vu le succès de la réunion du jour, on élargit l’espace consacré aux discussions. Plusieurs tables rondes sont mises côte à côte. De l’eau et du chocolat sont disposés devant les participants. 19h sonne. L’heure est venue de débuter la séance.
« Nous ne sommes pas une secte »
Pour commencer, chacun des 11 participants est invité à lire une des 12 étapes du programme des « AA ». « Nous avons admis que nous étions impuissants devant l’alcool – que nous avions perdu la maîtrise de notre vie », entame Thierry. Assis à côté de lui, Philippe énonce la deuxième étape: « Nous en sommes venus à croire qu’une Puissance supérieure à nous-mêmes pouvait nous rendre la raison ».
Un autre embraye aussi vite, tenant à nous apporter quelques précisions sur le terme « Puissance supérieure ». « Nous ne sommes pas une secte », ironise-t-il. « On considère simplement chez les AA que ce n’est pas possible de s’en sortir tout seul, on a besoin d’une force supérieure à soi pour y arriver. Je suis athée donc, à mes yeux, ce n’est pas Dieu, c’est le groupe. C’est ça qui m’a aidé et qui encore aujourd’hui m’encourage dans mon abstinence. » Ses compagnons poursuivent ensuite la lecture des étapes. Certains les ont déjà passées avec succès, d’autres y travaillent. Encore une fois, tout le monde est libre de suivre le processus comme il l’entend. « Sortir de l’alcoolisme ne signifie pas réussir les 12 étapes », précise la modératrice. Elle s’interrompt et enchaîne immédiatement avec les célébrations: « Quelqu’un a-t-il un anniversaire à célébrer aujourd’hui ? » Il n’est pas question ici d’une année de vie de plus, mais bien d’abstinence. Personne ne se manifeste autour de la table. Il n’y aura donc pas de gâteau ce soir, la séance peut se poursuivre.
« J’ai 80% de chances de crever »
Chacun est appelé à s’exprimer, à raconter son expérience, son ressenti. « Bonjour, Thierry, je suis alcoolique », prononce l’homme d’une cinquantaine d’années, visiblement habitué à cette présentation. « Mon patron m’a dit que soit il me foutait dehors, soit je me faisais interner. J’ai donc choisi d’aller à l’hôpital. Mon médecin m’a dit que même si j’arrêtais tout de suite de picoler, j’avais 80% de chances de crever pendant deux ans. Ca motive ! Mais je n’arrivais pas à accepter mon impuissance. Il m’a quand même fallu presque trois mois pour admettre que j’étais alcoolique. Puis j’ai franchi l’étape la plus importante: je ne devais plus arrêter de boire, je voulais arrêter de boire. »
Ils sont plusieurs à admettre qu’il a été très compliqué de reconnaître qu’ils avaient un problème avec l’alcool. Mais pas Adeline, la voisine de table de Thierry. Elle a toujours su qu’elle avait un souci avec la bouteille. « Au final, j’étais contente de bien tenir l’alcool. J’étais introvertie, ça m’a aidée à être dans la socialisation. Mais j’ai perdu le contrôle, je cachais des bouteilles dans mes affaires. Je buvais avant d’aller voir des gens. J’ai commencé à être malade, à avoir des rougeurs. Je n’arrivais plus à m’arrêter. Ca a failli briser mon couple », raconte la jeune femme aux cheveux bruns, qui veut briser le stéréotype du « vieil alcoolo pilier de comptoir ». « On se dit toujours qu’on est trop jeune pour être alcoolique, que ça ne nous concerne pas… Et pourtant me voilà… »
S’il n’y a que deux femmes autour de la table aujourd’hui, elles sont pourtant aussi concernées par l’alcoolisme que les hommes. La parité est d’ailleurs normalement plutôt assurée lors des rencontres AA.
Le début du calvaire
Face à Adeline, la modératrice, Nancy, évoque à son tour cette addiction qui l’a rongée pendant des années. « J’ai vécu une vie sereine avec mes deux enfants. Puis ils ont grandi. J’ai commencé à être fatiguée. J’avais du mal avec mes tâches à la maison. Un soir, j’ai pris un verre de Porto en rentrant. Mon univers s’est illuminé. Et le lendemain, j’ai recommencé », rapporte la dame aux cheveux courts grisonnants. « J’en suis arrivée à boire ma bouteille tous les soirs. Je m’endormais devant la télé, mes nuits n’étaient pas bonnes, j’avais du mal à me lever, j’arrivais en retard au boulot, je mentais… Petit à petit, j’ai senti que l’alcool me transformait. Je n’étais plus fiable. Mais je ne me rendais pas compte que c’était moi le problème. » Le déclic ? Il vient de ses enfants. Au cours d’un samedi après-midi, le ton monte avec son aîné qui n’a pas passé l’aspirateur. « Je me suis énervée. Lui a simplement pris la bouteille qui se trouvait sur la table et l’a posée face à moi. Mon calvaire a commencé à ce moment-là. J’ai réalisé qu’il avait raison et que j’avais un problème, que j’étais piégée. »
La honte l’envahit. La nécessité d’arrêter de boire s’impose immédiatement. Mais, si elle semble couler de source, elle n’en reste pas moins très compliquée. Presque tous les participants du jour ont tenté petit à petit de mettre un terme à leur consommation, parfois poussés par leur famille, parfois par leur travail. Mais aucun n’y est arrivé du premier coup. Certains ont opté pour la méthode douce, comme Nancy, qui diminuait les quantités sans réellement arrêter. Un échec. D’autres comme Thibaut ont eu recours à une solution plus radicale: la cure de désintoxication. « Mais dès que je quittais la clinique, je buvais. Même en cure, je buvais », explique l’homme d’une cinquantaine d’années, au moment de prendre le parole. Et puis, ils ont commencé à venir aux réunions des Alcooliques Anonymes. « J’avais picolé tout le week-end, je ne tenais plus debout. Le lundi, j’ai participé à ma première séance. Puis j’y suis allé tous les jours pendant presque quatre ans. »
Une cuite, un accident, une pause et on recommence
Les personnes présentes autour de la table sont unanimes: ces rencontres et discussions leur ont permis de remonter la pente. Pourtant, nombre d’entre eux ne pensaient pas s’en sortir. Certains avaient pratiquement touché le fond. Jean-Marc, l’un des derniers à raconter son histoire, l’admet volontiers: il a perdu le contrôle de sa vie pendant presque quarante ans. « Je n’ai jamais su boire normalement, j’ai eu ma première cuite à 11 ans », relate-t-il. « C’était cuite sur cuite. Je pouvais disparaître pendant trois jours, sans donner signe de vie à ma femme ou mes enfants, dépenser l’argent que je n’avais pas, défoncer la bagnole… J’ai été viré de tous mes boulots. Mais je refusais d’admettre mon impuissance face à l’alcool. Je suis une personne bien différente maintenant. Une de mes trois filles ne m’a pas parlé pendant des années. Maintenant, quand elle a besoin d’un conseil, elle vient me voir. »
Mais Jean-Marc et ses compagnons autour de la table savent que cette tranquillité retrouvée peut disparaître du jour au lendemain. Leur vie ne tient qu’au difficile fil de la sobriété. « Si je bois un verre, ce sera la catastrophe », conclut-il. C’est pour ça que les onze participants à la réunion du jour reviendront dans les prochaines semaines se raconter leur parcours, leurs craintes, leurs envies, leurs espoirs… Et qui sait peut-être par leur prise de parole aider de nouvelles personnes dans leur quête de sobriété. « Ce sont ces réunions qui m’ont permis de sortir de l’alcoolisme et qui maintenant me permettent de tenir. Je me souviens que deux personnes avaient témoigné lors de l’une de mes premières rencontres avec les AA. Cela m’a donné de l’espoir. Si elles pouvaient le faire, pourquoi pas moi ? »
Il est possible de contacter les AA par téléphone au 078/15.25.56, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24.