France

Procès Le Scouarnec : Comment le milieu de la médecine a engendré le plus grand pédocriminel de l’histoire française

Que l’affaire Le Scouarnec – c’est-à-dire la plus grande affaire de pédocriminalité française – se produise dans le milieu médical, doit-il étonner ? Depuis plus de dix ans, de nombreux scandales de violences sexuelles éclaboussent l’hôpital : mouvement #PayeTonUtérus, dénonciation du point du mari, scandale des touchers vaginaux sur patientes endormies, violences gynécologiques, #MeToo Hôpital… Sans compter les nombreuses affaires de praticiens accusés de viols, dont l’une des plus médiatisées fut celle du gynécologue Emile Daraï.

Fin 2024, un rapport commandé par le gouvernement sur les « violences sexuelles sous relation d’autorité ou de pouvoir » avait d’ailleurs pointé le milieu médical comme l’un des plus exposés aux violences sexuelles, rappelant que 40 % de femmes médecins se disent victimes de violences sexistes. « Il s’agit de sortir de l’omerta et de l’alibi de l’esprit carabin », tonnait le rapport, selon lequel les mentalités évoluent trop lentement.

L’affaire Le Scouarnec, condensé des dérives

L’affaire Le Scouarnec illustre à la perfection cette omerta, qui a longtemps régné et continue de sévir dans nombre d’établissements. Médecins, collègues, responsables de l’hôpital de Quimperlé ont fermé les yeux, jusqu’à l’Ordre des médecins et le ministère de la santé, qui ont laissé tranquillement travailler un chirurgien qui avait été condamné pour détention d’images pédopornographiques. Pourtant un homme, un psychiatre, Thierry Bonvalot, avait tiré la sonnette d’alarme en 2006 lorsqu’il avait su, via un article de presse, que son collègue avait écopé d’une sanction pour ces faits, et constatant qu’il défendait un autre agresseur sexuel de l’établissement. Sa direction n’a pas bougé d’un pouce, l’a promu chef de service, et a même envoyé une lettre pour le soutenir à l’ordre départemental des médecins du Finistère.

Convoquées par cet ordre, qui devait décider si sa condamnation contrevenait au Code de déontologie médicale et particulièrement aux « principes de moralité et de probité » de ce code, 18 personnes sur 19 ont estimé que cela ne posait aucun problème. Par précaution, ou pour se couvrir, le dossier Le Scouarnec a tout de même été envoyé à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, qui elle-même a renvoyé la balle au ministère de la Santé et à l’Autorité régionale d’hospitalisation (ARH) de Bretagne. Qui ont passé ensuite des mois à disserter sur ce qu’il fallait faire, avant de ne… rien faire.

Après la fermeture du service de chirurgie de l’hôpital de Quimperlé, Le Scouarnec atterrit à Jonzac et évoque son passé judiciaire avec la directrice, qui trouve alors que ce n’est pas un problème : « Comme il n’y avait pas eu d’agression physique, ce genre de précaution ne m’est pas apparu nécessaire », expliquera-t-elle en audition. Elle n’organisera rien en interne pour éviter qu’il ne se retrouve seul avec des enfants. Il y exercera pendant presque 10 ans avant d’être arrêté, pendant lesquels il fera au moins 28 victimes, selon le décompte du journaliste Hugo Lemonier.

Les silences de l’Ordre des médecins

Les silences du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) et des différents ordres locaux contribuent sans nul doute à cette ambiance de carte blanche donnée au sexisme et aux violences sexuelles. En 2015, au moment des révélations sur l’affaire des touchers vaginaux sur patientes endormies, cet organisme, qui affirme aujourd’hui « mener une politique volontariste pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles », avait déjà fermé les yeux.

Pour rappel, cette affaire avait émergé avec la publication de documents de la Faculté de médecine de l’Université Lyon-Sud, où il était écrit noir sur blanc que l’examen clinique de l’utérus se ferait en « apprentissage du bloc sur patiente endormie ». Un phénomène qui s’était avéré massif, puisque de tels documents existaient dans de nombreux hôpitaux, et que pour près d’un tiers au moins des patientes examinées par des étudiants de première année, aucun consentement n’était demandé.

Interrogé à ce sujet, le conseil de l’Ordre avait fait l’autruche, avant d’attendre presque 9 mois pour émettre un rappel à l’ordre, en précisant « que la réalisation de touchers pelviens sur des patients nécessite comme tout acte médical l’information et le consentement éclairé du patient ». « L’Ordre était pourtant au courant dès 2013, selon nos informations, et ne pouvait ignorer un phénomène aussi répandu. Comme en écho à cette affaire, on apprend sur Mediapart qu’un tiers des victimes de Le Scouarnec l’ont été au bloc opératoire, endormies.

Dans un rapport de 2019, la Cour des comptes a également pointé du doigt le conseil de l’Ordre, dénonçant « un manque de rigueur dans le traitement des plaintes » contre les médecins, et « une justice disciplinaire marquée par les dysfonctionnements ». Sur les 32 affaires de médecins jugés en appel pour des faits de pédocriminalité par l’ordre des médecins entre 2000 et 2019, seuls 62 % ont été radiés, révèle aussi Hugo Lemonier dans son livre Piégés : Dans le « journal intime » du Dr Le Scouarnec (Nouveau Monde Éditions 19 février 2025).

Une profession ségréguée

Mais au-delà de cet organisme en particulier, il y a des raisons de fond, bien plus structurelles, qui expliquent que le milieu médical soit particulièrement perméable aux violences sexistes et sexuelles. Une des premières raisons est que le milieu de la médecine est particulièrement ségrégué, avec au sommet de la hiérarchie, une très large majorité d’hommes, et tout en bas, une armée de femmes. D’après le rapport sur les « violences sexuelles sous relation d’autorité » cité plus haut, actuellement encore, seulement 23 % des chefs de pôles au CHU sont des femmes, et les commissions médicales d’établissement sont gérées à 84 % par des hommes. Les aides-soignants sont à 90 % des aides-soignantes, une proportion qui n’a pas bougé depuis dix ans, de même que pour les infirmières. Cette ségrégation sexuelle se retrouve au niveau du conseil de l’Ordre, constitué de 91 % d’hommes, dont quasi la moitié de personnes âgées et retraitées.

Dans quelles grandes entreprises françaises, serait-il accepté d’afficher des fresques pornographiques dans les salles de repos ? Aujourd’hui encore, et même si le gouvernement a demandé de les retirer, certaines subsistent. Et les étudiantes et internes en médecine sont encore très nombreuses à subir du harcèlement sexuel, si l’on en croit la récente étude sur la santé mentale de trois syndicats d’étudiants en médecine, puisque 22 % des étudiantes et étudiants en déclarent : « Aujourd’hui la confiance dans le traitement des signalements et la protection des étudiantes et internes qui signalent [des violences sexuelles] n’existe pas », remarque cette enquête, rendue publique en novembre 2024.

Enfin, la nature même du métier de médecin rend cette profession plus à risque. D’une part, parce que les corps sont sans cesse présentés aux médecins dans un état de fragilité, et que la nudité est habituelle, banalisée, la vue des sexes et de l’intimité également, ce qui fait tomber plus facilement les barrières de la transgression. « Nos chansons pendant les week-ends d’intégration, c’est que du cul ! On a une barrière du corps très différente, parce qu’on est confronté à des gens nus en permanence », nous explique une jeune médecin.

« On va vers du mieux mais il y a encore du chemin », estime Killian L’helgouarc’h, président de l’intersyndicale nationale des internes (Isni), selon lequel il y a eu une « prise de conscience avec MeToo hôpital ». L’affaire Le Scouarnec bougera peut-être les lignes. Le Cnom, qui a agacé les victimes de Le Scouarnec en se constituant partie civile, avait indiqué mi-février qu’une telle condamnation devait « constituer un obstacle à l’exercice de la médecine », sans préciser s’il comptait lui-même procéder à de telles interdictions. Contacté pour savoir ce qu’il entendait par là, il nous a répondu qu’il « réservait ses commentaires pour l’audience ».