Qu’est-ce qui motive la Suisse à vouloir garder secrets les prix des médicaments?
Dans le but de réduire les coûts des soins de santé, le Parlement suisse envisage des mesures sur le prix des médicaments qui suscitent l’ire de spécialistes du domaine. Qu’est-ce qui se cache derrière ces mesures et pourquoi suscitent-elles la controverse?
Le 13 juin dernier, le Conseil des États a adopté un vaste ensemble de mesures pour enrayer la spirale des coûts de santé. Parmi ces mesures figurent une série de propositions visant à réduire le prix des médicaments et à améliorer l’accès aux nouveaux traitements coûteux.
Le Conseil fédéral et le Conseil national doivent encore se prononcer sur la dernière version du projet, mais des spécialistes en santé publique et en droit tirent déjà la sonnette d’alarme sur certaines propositions relatives au prix des médicaments. Certaines mesures ne parviendront non seulement pas à maîtriser les coûts, mais pourraient entraîner une hausse des prix des médicaments à long terme et avoir des conséquences sur leurs prix au niveau mondial, avertissent-ils.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce débat? Explications.
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Quelles sont les propositions concernant les prix des médicaments?
L’une des mesures vise à inscrire dans la Loi sur l’assurance-maladieLien externe ce que l’on appelle les modèles de prix, également connus sous le nom de «managed entry agreements». Un modèle de prix est une convention entre l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et une entreprise pharmaceutique qui fixe les modalités d’admission d’un médicament dans la liste des spécialités pour permettre la prise en charge financière du traitement par l’assurance-maladie.
Il existe différents types de modèles de prix. L’un des plus courants est le rabais au volume, selon lequel une entreprise pharmaceutique offre une réduction ou un remboursement lorsque les ventes atteignent un seuil convenu. Un autre modèle est basé sur les performances d’un médicament. Il est souvent utilisé pour les nouveaux traitements coûteux, tels que les thérapies géniques, pour lesquels il existe peu de preuves cliniques à long terme. Ce modèle exige qu’un assureur ne paie un fabricant de médicaments que si certains résultats pour la santé de la patientèle sont atteints.
Les mesures discutées au Parlement ne se contenteraient pas d’ancrer ces modèles de prix dans la loi, mais permettraient de garder les prix confidentiels. Cela signifie que le public ne connaîtrait pas le prix final du médicament ni les conditions convenues.
Qu’est-ce qui incite à la négociation secrète du prix des médicaments?
Le Conseil fédéral a proposé en 2022 des mesures visant à freiner la hausse des coûtsLien externe. Après le rejet par le peuple suisse, en juin, de deux initiatives visant à réduire les coûts de la santé, il est encore plus urgent de trouver des solutions pour diminuer la charge financière croissante qui pèse sur les ménages.
Les prix des médicaments sont considérés comme un domaine clef pour réaliser des économies. De plus en plus de thérapies arrivent sur le marché avec des prix supérieurs à 100’000 francs et des preuves cliniques limitées, constituant de nouveaux défis pour les assureurs-maladie.
De nombreux pays, en particulier en Europe, ont introduit des modèles de prix pour rendre les nouveaux traitements disponibles tout en gérant les risques financiers. Selon une enquêteLien externe, au moins les deux tiers des pays de l’OCDE et des États membres de l’Union européenne ont déjà convenu d’accords financiers.
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La Suisse a déjà utilisé des modèles de prix dans des cas individuels. Or, pour y recourir de manière plus régulière, une base juridique s’avère nécessaire.
Les entreprises pharmaceutiques sont de plus en plus disposées à accepter des remises et d’autres modèles de prix, à condition qu’ils restent secrets. La confidentialité leur permet d’adapter leurs stratégies de prix aux besoins des différents pays, font-elles valoir.
«La confidentialité est essentielle si nous voulons continuer à proposer des médicaments innovants», a déclaré devant le Conseil des États Élisabeth Baume-Schneider, ministre de la Santé. «Sans cette confidentialité, le prix pourrait être plus élevé, ce qui pèserait lourdement sur les primes. Il y a également un risque, a-t-elle ajouté, que les entreprises n’offrent pas du tout les nouveaux traitements en Suisse ou qu’elles le fassent avec un certain retard.»
Selon le gouvernement, les rabais au volume permettraient d’économiser quelque 400 millions de francs. Une enquêteLien externe menée en 2017 dans onze pays utilisant les modèles de prix a montré qu’ils bénéficiaient de réductions de l’ordre de 20 à 29% sur les nouveaux médicaments.
Pourquoi la proposition suscite-t-elle la controverse?
Selon Kerstin Noëlle Vokinger, experte en droit et en médecine à l’Université de Zurich, les modèles de prix ou les contrats de remboursement ne posent pas de problème dans certaines situations. Ce qui est préoccupant, c’est le caractère de plus en plus secret de ces accords. L’Allemagne discute également de la possibilité d’intégrer les rabais confidentiels dans sa loi sur les soins de santé.
«Nous nous trouvons dans une sorte de dilemme du prisonnier», a déclaré Kerstin Noëlle Vokinger à SWI swissinfo.ch en début d’année. «Si un pays ne pense qu’à lui-même pensant que le secret l’aidera à obtenir un prix inférieur, le système cessera de fonctionner, car les autres États perdront aussi la motivation d’être transparents.»
La Suisse possède l’un des systèmes tarifaires des médicaments les plus transparents du monde. Une fois que les prix ont été convenus entre le ministère de la Santé et le fabricant de médicaments, ils sont publiés sur la liste des spécialités. Cela permet à n’importe quel pays de les utiliser comme référence lors des négociations avec les entreprises pharmaceutiques. La Suisse s’appuie également sur les prix d’un groupe de pays de référence pour ses propres négociations.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) déconseille fortement les rabais confidentiels, avertissant qu’ils peuvent entraîner une distorsion des prix. En 2019, la Suisse a soutenu une résolution de l’OMS qui exhortait les pays à partager des informations sur les prix nets et à soutenir un meilleur partage des données.
L’importance croissante de la confidentialité va à l’encontre de ces principes. Elle place également les gouvernements en position de faiblesse dans les négociations avec les entreprises pharmaceutiques, affirme Patrick Durisch, responsable Politique Santé de l’ONG suisse Public Eye. «Nous avons besoin de plus et non de moins de transparence. L’industrie pharmaceutique ressort gagnante avec les rabais confidentiels en maintenant les prix de liste des nouveaux médicaments brevetés à un niveau élevé partout», écrit Patrick Durisch dans un courriel.
Une étude dirigée par Kerstin Noëlle Vokinger a révélé que le nombre de médicaments bénéficiant d’un rabais en Suisse était passé d’un seul en 2012 à 51 en octobre 2020. Parmi ces médicaments, au moins quatorze ne disposaient d’aucune information publique sur le montant du rabais ou le prix payé aux fabricants.
Sans transparence, il est difficile de savoir si l’Office fédéral de la santé publique fait véritablement une bonne affaire. La parlementaire Flavia Wasserfallen, du Parti socialiste, a relayé ce point lors du débat au Conseil des États: «Le potentiel d’économies annoncé se réalisera-t-il réellement? Cela reste flou et non transparent», a-t-elle souligné.
Une étude observationnelleLien externe publiée en décembre sur les modèles de prix en Italie, l’un des premiers pays à les adopter, a révélé peu de preuves indiquant que de tels modèles entraînaient une diminution des dépenses pharmaceutiques. Selon Kerstin Noëlle Vokinger, l’une des raisons principales est que les entreprises pharmaceutiques entament les négociations avec des prix souvent plus élevés que ce qu’elles feraient si ceux-ci étaient transparents. Cela entraîne également des négociations plus longues, retardant ainsi l’entrée de nouveaux médicaments.
Le préposé fédéral à la protection des données s’est déjà prononcé contre une diminution de la transparence, estimant que cela contredisait le principe général d’accès du public aux documents officiels. En fin de compte, selon Kerstin Noëlle Vokinger, il s’agit d’une question de responsabilité: «La société et la patientèle ont le droit de savoir combien coûte un traitement.»
Texte relu et vérifié par Balz Rigendinger, traduit de l’anglais par Zélie Schaller
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