Tunisie

« Seuils interdits de Ridha Behi (1972) : fantasme ou fracture sociale ? »

« Seuils interdits », réalisé par Ridha Behi, est un court-métrage qui explore les tréfonds d’une subjectivité dévorée par la frustration sociale. Inspiré d’un événement tragique survenu au début des années 1970, le film aborde le viol d’une touriste étrangère par un jeune marchand ambulant sur une plage de Monastir, suivi d’une condamnation de 12 ans de réclusion.

Un court-métrage qui plonge dans les méandres d’un esprit fragile, entre illusions obsédantes et la réalité rude d’une société en mutation.

Avec une intensité troublante, « Seuils interdits » de Ridha Behi constitue un court-métrage vertigineux qui scrute les profondeurs d’une subjectivité rongée par la frustration sociale. Le film propose une immersion dans l’esprit d’un individu anéanti par la pauvreté et progressivement englouti par un fantasme destructeur.

Filmé à Kairouan, une ville marquée par le poids des traditions, « Seuils interdits » s’inscrit dans un contexte déjà soumis aux regards extérieurs. Les premiers tournages internationaux (comme « Le fou de Kairouan » de Jean-André Kreuzi en 1939) et l’arrivée des flux touristiques ont ouvert une brèche. Ce film enregistre un moment de flottement sociologique : une période où les corps s’expriment à travers de nouvelles formes de liberté.

On y voit des jeunes femmes en mini-jupe, une partie de tennis en maillot, et une présence décomplexée dans l’espace public. « Seuils interdits » témoigne de l’irruption de ces pratiques au sein d’une société conservatrice. Cette forme d’invasion silencieuse perturbe l’ordre établi et trouble les repères culturels dominants. Dans ce cadre, le court-métrage observe comment un individu fragile et marginalisé peut incarner à lui seul la confusion collective des normes.

S’inspirant d’un fait réel, « Seuils interdits » se rattache à un événement tragique survenu au début des années 1970 : le viol d’une touriste étrangère par un jeune marchand ambulant sur une plage de Monastir, alors en pleine effervescence touristique. Le procès qui s’ensuit aboutit à une condamnation de 12 ans de réclusion. Ce fait divers, brutal et marquant, devient pour Ridha Behi le point de départ d’une réflexion cinématographique qui interroge les mécanismes sociaux et psychiques menant à une telle dérive.

Le film débute sur une scène de procès chargée de tension, où s’établit une atmosphère de jugement et de malaise. Dès le départ, Ridha Behi choisit une narration fragmentée, où la temporalité judiciaire sert de prétexte à un long retour mental. Le procès devient rapidement un simple point de départ pour établir un espace de mémoire et plonger dans l’esprit du personnage. Le récit se compose alors de souvenirs où l’intérieur de l’homme prime sur les faits eux-mêmes.

Le film saisit avec finesse la façon dont le rêve peut être à la fois un refuge et une perversion. Le personnage principal, un petit vendeur de cartes postales, est censé incarner une image accueillante, offrant aos touristes des fragments de bonheur à emporter. Pourtant, lui-même vit dans la misère. Ce contraste saisissant entre l’image qu’il projette et la réalité qu’il endure fissure progressivement son rapport au réel. Slim Ben Fraj laisse alors l’imaginaire prendre le pas : il s’invente une existence flamboyante, une romance avec une touriste, une voiture de sport, des soirées nocturnes… Autant d’illusions qui deviennent sa seule échappatoire.

En Slim réside aussi quelque chose d’ambigu : une part d’innocence blessée, de rêverie érotique, mêlée à une violence sourde, presque animale. Ce dualisme entre l’ange et le diable, Ridha Behi le filme sans jugement, à la manière d’un conte tragique, évoquant Gérard Philipe, éternelle figure du jeune homme à la fois solaire et tourmenté. Comme dans « La Beauté du diable » (1950), le charme devient vertige, et l’innocence se transforme en transgression.

La mise en scène de Ridha Behi, à la fois sobre et sensorielle, suit avec rigueur la descente mentale de Slim. Son univers intérieur (chambre exiguë, marquée par des objets usés, linge suspendu, posters érotiques et inscriptions sur les murs) se transforme en un lieu clos, à la fois refuge et prison. On pense à Beckett ou Genet : un théâtre mental où les murs enferment autant les corps que les obsessions, et où chaque détail scénographique renforce l’isolement du personnage.

On ressent également l’influence du cinéma égyptien, notamment à travers l’utilisation de moyens d’expression indirects comme les inscriptions murales. Ce procédé rappelle l’esthétique cinématographique de Salah Abou Seif, qui utilisait souvent ces éléments pour enrichir la portée symbolique ou dramatique de ses images.

De plus, on peut établir un lien avec « Gare Centrale » de Youssef Chahine (1958). À l’image de Qinawi, personnage marginalisé, psychologiquement instable et en quête de lien humain, Ben Fraj évolue lui aussi dans une zone de fracture sociale et affective. Tous deux représentent des figures d’exclusion, traversées par le désir et la solitude, que la mise en scène confine dans des espaces oppressants en adéquation avec leur dérive intérieure.

Certes, le film peut sembler lent à visionner aujourd’hui, plus de cinquante ans après sa sortie. Cette lenteur requiert une forme de patience active qui, au gré des minutes, se transforme en révélation. « Seuils interdits » prend le temps de construire une atmosphère. Au bout du chemin, le spectateur en ressort enrichi, aspiré par un univers mental d’une rare densité, où chaque détail finit par prendre sens.

Par ailleurs, le film offre un précieux témoignage sur le Kairouan des années 1970. À travers une série de saynètes de la vie quotidienne, Ridha Behi documente une Tunisie populaire disparue, avec une authenticité saisissante.

Des ruelles étroites en ruines, un robinet public coulant à flot au cœur du village, un restaurateur proposant une spécialité locale incontournable, le sandwich à la sardine frite. Ce court-métrage s’avère aussi une pépite anthropologique : un regard sur un monde qui n’existe plus.

« Seuils interdits » est un film dérangeant mais indispensable. Une œuvre qui explore jusqu’au vertige les failles de l’humain et les impasses de la société. Un court-métrage audacieux, à la frontière du réalisme social et de la psychanalyse, où la lumière n’émerge jamais vraiment, sauf dans le scintillement cruel d’un fantasme brisé.

Fadoua Medallel, cinéphile tunisienne