L’IA ne sera pas un levier de justice économique en Tunisie, selon des experts.
Le 18 novembre 2025, Ghazi Saddem a intervenu lors du forum Tech the Justice Gap: Justice for the Economy, organisé par The Hague Institute for Innovation of Law (HiiL) au Palais des Congrès de Tunis. En Tunisie, des initiatives émergentes démontrent que des outils conçus pour renforcer l’effectivité de la justice économique peuvent être adaptés au contexte national.
**Par Ghazi Saddem | Expert en accompagnement des startups, en transformation digitale Membre du Collège des Startups**
Le 18 novembre 2025, j’ai eu l’honneur de prendre la parole lors du forum **Tech the Justice Gap: Justice for the Economy**, organisé par **The Hague Institute for Innovation of Law (HiiL)** au Palais des Congrès de Tunis. Cet événement a suscité un débat fondamental : comment transformer la justice en un **levier de croissance économique** pour les très petites, petites et moyennes entreprises tunisiennes (TPME).
À travers cet article, je désire partager la conviction que j’ai défendue sur scène : **l’intelligence artificielle représente une opportunité historique pour rendre la justice plus accessible, plus efficace et plus transparente**, libérant ainsi le potentiel économique des TPME tunisiennes.
### Pourquoi les TPME ont besoin d’une justice plus accessible et plus rapide
Pour les TPME, la justice n’a de sens que si elle est **accessible et praticable**. Lorsque les démarches semblent complexes, les procédures obscures, les délais trop longs ou les coûts prohibitifs, le droit reste théorique. Cette réalité a des conséquences économiques immédiates : elle ralentit la formalisation des activités, complique la contractualisation, retarde le recrutement et décourage la défense des droits. Ces obstacles ne touchent pas tous les entrepreneurs de la même manière. **Dans certains secteurs et dans des régions plus vulnérables, l’accès à l’information, à l’accompagnement et aux mécanismes de justice est encore plus restreint**, accentuant les inégalités et fragilisant davantage le tissu économique local. Rendre la justice effective et accessible pour toutes les TPME n’est donc pas seulement un enjeu juridique, mais un **impératif économique et territorial**.
### L’IA comme réponse structurelle aux défis de la justice économique
L’intelligence artificielle constitue une réponse structurelle à ces défis en facilitant l’accès au droit, le rendant plus simple, plus rapide et plus compréhensible. Lorsqu’elle est mise en œuvre de manière responsable, elle permet de faire évoluer la justice d’un système essentiellement réactif vers un système plus préventif, centré sur les usagers et inclusif. L’IA peut convertir le cadre légal en langage clair, automatiser certaines démarches répétitives et fluidifier les interactions entre les entreprises et les institutions. En ce sens, elle vient en complément des efforts en cours et soutient les rôles déjà établis. **L’objectif est d’accompagner les acteurs de la justice dans l’évolution de leurs pratiques**, favorisant ainsi un système plus performant, inclusif et centré sur l’usager. Cela ne vise pas à remplacer l’humain, mais à offrir une assistance, un soutien et faire évoluer les métiers.
### Exemples concrets d’applications utiles pour les TPME
Dans les faits, plusieurs types de solutions reposant sur l’intelligence artificielle sont aujourd’hui opérationnelles et répondent à des besoins spécifiques des TPME. Certaines concernent **l’accès à l’information juridique**, en offrant des interfaces capables d’interpréter les textes légaux, réglementaires ou contractuels et en restituant leur contenu dans un langage accessible et contextualisé pour des non-juristes. Ces outils clarifient les obligations sociales et fiscales, expliquent des procédures administratives ou guident les entrepreneurs dans leurs obligations quotidiennes.
D’autres solutions se concentrent sur la **production automatisée de documents juridiques**, tels que des contrats de travail ou des accords commerciaux, en utilisant des modèles conformes au droit actuel. Cette automatisation raccourcit les délais, limite les erreurs de conformité et réduit les coûts d’accès à des documents essentiels, en particulier pour les petites structures à budget limité. Des applications spécifiques intègrent aussi des mécanismes d’**analyse et de prévention des risques juridiques**. En examinant le contenu des contrats ou des relations commerciales, ces outils peuvent identifier des clauses à risque ou des incohérences, permettant une intervention préventive plutôt qu’une gestion des conflits après coup.
Certaines solutions aident à la **création et à la formalisation des entreprises**, en guidant les démarches administratives, en vérifiant la complétude des dossiers ou en signalant des éléments manquants avant le dépôt. Cela contribue à réduire les délais, les allers-retours administratifs et l’incertitude pour les entrepreneurs.
D’autres encore soutiennent les mécanismes de **résolution amiable des différends**, en facilitant la structuration des échanges, la clarification des positions des parties ou la mise en lumière des zones d’accord potentielles. Sans remplacer les médiateurs ou les juges, ces solutions permettent une approche plus rapide et plus sereine des conflits. Ces exemples ne relèvent pas d’une réflexion théorique, mais sont des réalités concrètes en usage.
### Le rôle essentiel des institutions tunisiennes dans cette transition
En Tunisie, des initiatives émergentes montrent que ces usages peuvent être adaptés à notre contexte national, tant sur le plan linguistique que réglementaire. Elles illustrent le potentiel d’outils conçus pour renforcer l’effectivité de la justice économique, à condition de s’articuler autour d’un cadre clair de gouvernance, de protection des données et de supervision humaine.
Cette transition ne pourra se réaliser sans une **implication forte et structurée des institutions publiques**, notamment concernant l’**accès aux données**. Sans données fiables, sécurisées et légalement accessibles, il est impossible de concevoir, d’entraîner ou de déployer des solutions d’intelligence artificielle utiles à la justice économique. Les institutions et les législateurs ont un rôle clé à jouer pour établir de la clarté juridique et opérationnelle autour de l’utilisation des données publiques, définir des règles de gouvernance claires, et garantir la transparence des systèmes, la protection des données sensibles et une supervision humaine effective. Elles ont aussi la responsabilité de l’expérimentation encadrée de ces solutions, de leur mise à l’échelle progressive et de leur intégration harmonieuse dans les services publics existants. Elles agissent comme un **arbitre entre innovation et intérêt général**. Une justice augmentée par la technologie ne sera durable que si elle demeure équitable, compréhensible et responsable, en respectant les principes fondamentaux de l’État de droit et les spécificités du contexte national.
La Tunisie se trouve aujourd’hui face à une réelle opportunité. Son écosystème entrepreneurial en pleine croissance, la qualité de ses talents technologiques et l’existence d’un cadre de réformes forment des bases solides pour réinventer l’expérience de la justice économique. Cependant, cette opportunité se situe dans un contexte marqué par des **lenteurs administratives persistantes**, qui continuent d’affecter l’activité des entreprises et la qualité de vie des entrepreneurs.
Lorsque les procédures sont longues, incertaines ou peu claires, l’impact dépasse le domaine économique et affecte la confiance, la capacité de projection et l’attractivité du pays, contribuant, qu’on le veuille ou non, à la mobilité des talents. **Dans ce cadre, l’intelligence artificielle peut soutenir et accélérer les efforts de digitalisation déjà en cours**, en améliorant l’efficacité des services publics et l’accès au droit pour les TPME. En intégrant l’IA comme un outil au service de la justice économique, la Tunisie a la possibilité de renforcer la compétitivité de son économie, de rétablir la confiance des entrepreneurs et de consolider l’ancrage des compétences localement. Une justice plus accessible et plus efficace se révèle ainsi comme un levier durable de création de valeur, d’emploi et de dignité.

