HRW dresse un rapport sombre sur les droits de l’Homme en Tunisie en 2024

Les autorités tunisiennes ont intensifié leur répression à l’encontre des opposants politiques et d’autres personnes critiques à leur égard, en procédant à des arrestations massives, en emprisonnant des journalistes et en ciblant des organisations de la société civile.
Au mois de novembre, on comptait plus de 80 personnes détenues pour des motifs politiques ou pour avoir exercé leurs droits fondamentaux, notamment des opposants politiques, des activistes, des avocats, des journalistes, des défenseurs des droits humains et des usagers des médias sociaux.
Les autorités ont porté atteinte à l’intégrité de l’élection présidentielle du 6 octobre afin d’assurer la réélection du président Kais Saied, notamment en excluant ou emprisonnant des concurrents potentiels et en amendant la loi électorale quelques jours seulement avant le scrutin.
Les forces de sécurité tunisiennes ont continué de commettre impunément des abus à l’encontre de migrants, de demandeurs d’asile et de réfugiés. En dépit des violations toujours en cours, l’Union européenne a poursuivi ses efforts de coopération avec la Tunisie en matière de migration.
Élection présidentielle
En octobre, le président Kais Saied a été réélu pour un second mandat avec 90,69 % des voix exprimées et seulement 28,8 % de participation des électeurs.
À l’approche du scrutin, les autorités tunisiennes ont intensifié leur répression en ciblant plusieurs challengers potentiels à Kais Saied. Elles ont poursuivi en justice, voire condamné à de la prison au moins dix candidats potentiels ainsi que plusieurs membres de leurs équipes de campagne, tout en harcelant et intimidant d’autres candidats.
Le 10 août, la commission électorale n’a approuvé que trois candidats à l’élection présidentielle et rejeté quatorze autres candidats. Plusieurs ont fait appel devant le tribunal administratif, qui a donné raison à trois d’entre eux ; pourtant, la commission électorale a ignoré ces décisions de justice.
Le 2 septembre, les autorités ont arrêté Ayachi Zammel, un des trois candidats à l’élection présidentielle qui avaient été approuvés. Le 18 septembre, un tribunal de Jendouba l’a condamné à 20 mois de prison, et le 25 septembre, à six mois supplémentaires. Le 30 septembre, un tribunal de Tunis a condamné Zammel à douze ans d’emprisonnement ainsi qu’à une interdiction de voter, sur la base d’accusations de falsification de signatures de parrainage. Un membre de son équipe de campagne, arrêté le 27 septembre, a quant à lui écopé de douze années de prison.
L’instance électorale tunisienne, que le président Saied a restructurée en 2022 pour la placer sous son contrôle, a arbitrairement refusé l’accréditation de deux éminentes associations d’observation des élections, I Watch et Mourakiboun, sous prétexte de « financements étrangers suspects ». Ces deux associations font désormais l’objet d’une enquête.
Répression politique
Avant l’élection d’octobre, les autorités se sont livrées à une répression politique tous azimuts. En septembre, des agents des services de sécurité ont arrêté plus de cent membres ou sympathisants du parti d’opposition Ennahda en vertu de la loi tunisienne de lutte contre le terrorisme. Tous ont été libérés après quelques jours de garde à vue, sauf quatre d’entre eux qui ont été placés en détention provisoire.
Le 18 juillet, un tribunal de Tunis a condamné Lotfi Mraihi, leader de l’Union populaire républicaine et candidat potentiel à la présidentielle, à huit mois de prison et à l’inéligibilité à vie pour avoir supposément « présenté des dons en numéraires ou en nature en vue d’influencer des électeurs ». La directrice exécutive de son parti et trois autres membres ont également été reconnus coupables et condamnés.
Le 5 août, un tribunal de Tunis a condamné cinq autres candidats potentiels à la présidentielle, Abdellatif Mekki, Nizar Chaari, Mourad Messaoudi, Mohamed Adel Dou et Leïla Hammami, à huit mois d’emprisonnement et à l’inéligibilité à vie, sur la base des mêmes accusations.
Le même jour, un tribunal de Tunis a par ailleurs condamné Abir Moussi, la présidente du Parti destourien libre, à deux ans de prison en vertu du décret-loi 54 sur la cybercriminalité, pour « diffusion de fausses nouvelles » à propos de l’instance électorale.
Enfin, le 14 août, un tribunal de Jendouba a condamné un rappeur et candidat potentiel, Karim Gharbi, à quatre ans de prison et à l’inéligibilité à vie, sur la base d’accusations d’achat de signatures de parrainage. Quatre bénévoles de la campagne de Gharbi ont elles aussi été condamnées à des peines de prison.
Indépendance de la justice
Le gouvernement de Kais Saied a continué à porter systématiquement atteinte à l’indépendance de la justice, cibler des juges et instrumentaliser la justice pour servir ses objectifs politiques. Le 3 octobre, la Cour africaine des droits de homme et des peuples a ordonné la suspension du décret présidentiel octroyant au président l’autorité de révoquer les juges, ainsi que le décret par lequel Saied avait révoqué 57 juges et procureurs en 2022.
Le 27 septembre, l’Assemblée des représentants du peuple de Tunisie a adopté une nouvelle loi privant le Tribunal administratif de sa compétence en matière électorale, ce qui l’empêche désormais d’agir comme garde-fou en cas d’abus.
Liberté d’expression
Les autorités ont continué de faire usage de lois répressives afin de museler la liberté d’expression, notamment grâce au décret-loi 54 sur la cybercriminalité, qui bafoue le droit à la vie privée et prévoit de lourdes peines pour des délits d’expression à la définition très vague.
Le 31 janvier, la cour d’appel de Monastir a condamné Rached Tamboura à deux ans de prison en vertu du décret-loi 54, en lien avec des graffitis où figurait un portrait de Kais Saied assorti des mots (en anglais) « fasciste, servile, cupide, raciste ».
Le 7 mars, le tribunal militaire du Kef a condamné Nasreddine Halimi à sept ans de prison, en vertu de la loi sur la cybercriminalité et du code tunisien de la justice militaire, pour des publications Facebook critiquant le président et l’armée. La peine a plus tard été réduite à deux ans et Halimi a été remis en liberté en juin.
Entre octobre et novembre, plusieurs influenceurs des médias sociaux ont été condamnés à des peines de prison en lien avec des contenus jugés « contraires aux bonnes mœurs et à la décence ».
Liberté des médias
Les autorités sont passées à la vitesse supérieure dans leur répression de la liberté des médias, éradiquant progressivement les critiques et la diversité du paysage médiatique. Au mois de novembre, au moins cinq professionnels des médias étaient derrière les barreaux pour leur travail ou leurs opinions.
D’après le Syndicat national des journalistes tunisiens, au moins 39 journalistes ont fait face à des poursuites judiciaires liées à leur travail depuis mai 2023, notamment en vertu de la loi sur la cybercriminalité et la loi antiterrorisme.
Le 10 janvier, un tribunal de Tunis a condamné le journaliste Zied El-Heni à six mois de prison avec sursis pour « atteinte à la personne » envers la ministre du Commerce de l’époque, Kalthoum Ben Rejeb, après l’avoir critiquée dans une émission radio.
Le 6 juillet, un tribunal de Tunis a condamné à un an de prison Sonia Dahmani, avocate et commentatrice des médias, arrêtée le 11 mai, pour ses remarques critiques lors d’une émission télévisée, en vertu du décret-loi 54. Sa peine a par la suite été réduite à huit mois. Le 24 octobre, elle a été condamnée dans une affaire distincte à deux ans de prison pour ses déclarations.
Le 22 mai, un tribunal de Tunis a condamné Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi, deux journalistes de premier plan, à un an de prison en vertu du même décret-loi. Leur peine a par la suite été réduite à huit mois.
Le 17 avril, le journaliste Mohamed Boughalleb a été condamné à six mois de prison pour diffamation d’un fonctionnaire après ses critiques à l’égard du ministre des Affaires religieuses. Il est en détention depuis mars 2022.
Attaques contre la société civile
Les autorités ont ciblé plusieurs groupes et activistes de la société civile au travers d’arrestations, d’interrogatoires et d’enquêtes sur leurs financements. Les autorités ont réprimé à la solidarité avec les migrants et arrêté des membres d’organisations qui apportaient leur aide aux demandeurs d’asile et aux réfugiés, rendant ainsi la situation de ces derniers encore plus difficile.
Entre le 3 et le 13 mai, les forces de sécurité ont arrêté au moins six membres de trois organisations non gouvernementales légalement enregistrées qui œuvrent dans le domaine des migrations, de l’asile et de la lutte contre les discriminations racistes : Mnemty, le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR) et Terre d’asile Tunisie. Pendant la même période, des membres d’autres organisations ont fait l’objet d’enquêtes et ont été convoqués.
Le directeur du CTR, Mustafa Djemali, et son directeur de projets Abderrazek Krimi, ont été arrêtés le 2 mai et placés en détention provisoire sur la base d’accusations d’hébergement illégal de personnes en Tunisie. Le CTR, qui avait été fermé par les autorités à l’époque, était un partenaire clé du HCR en Tunisie. Il lui revenait la responsabilité primordiale de recueillir et de trier les demandes d’asile, ainsi que d’organiser des hébergements d’urgence et une assistance médicale pour les réfugiés et les demandeurs d’asile.
Saadia Mosbah, présidente de l’organisation antiraciste Mnemty, a été arrêtée le 6 mai. Mosbah a ensuite été placée en détention en attendant les résultats d’une enquête portant sur des allégations d’infractions financières, en vertu de la loi antiterroriste de 2015 et en lien avec les financements et activités de Mnemty.
Un membre actuel et un ex-membre de Terre d’asile Tunisie étaient toujours en détention provisoire dans l’attente des résultats d’une enquête portant sur le financement de l’organisation.
Le 1er août, un juge a placé en détention l’ancienne présidente de l’Instance Vérité et Dignité, Sihem Bensedrine, l’accusant d’« abus de pouvoir afin de procurer des avantages injustifiés à elle-même ou un tiers », de « faux » et de « falsification », en lien avec le rapport final de l’Instance. Le 8 août, trois experts de l’ONU ont déclaré que l’arrestation de Bensedrine « pourrait s’apparenter à un harcèlement judiciaire […] pour le travail qu’elle a entrepris en tant que présidente de l’Instance vérité et dignité ».
Migrants, demandeurs d’asile et réfugiés
Au mois d’octobre, il y avait plus de 15 600 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés auprès du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Tunisie, dont 7 400 ressortissants soudanais, qui en majorité avaient fui le conflit au Soudan depuis avril 2023.
Les experts de l’ONU se sont dits inquiets des « rapports choquants » de violations des droits humains des migrants, des réfugiés et des victimes de trafic d’êtres humains. Au cours de l’année 2024, les forces de sécurité, notamment la Garde nationale, ont continué à procéder à des expulsions collectives illégales et abusives de centaines de migrants et de demandeurs d’asile vers les frontières avec l’Algérie et la Libye, abandonnant les personnes dans des zones désertiques isolées et dans des conditions pouvant menacer leur vie – des agissements récurrents depuis 2023. Début mai, peu après une réunion à Rome des ministres de l’Intérieur de l’Algérie, de l’Italie, de la Libye et de la Tunisie au sujet des migrations, les forces de sécurité ont fait une descente dans deux camps de fortune et une auberge de jeunesse de Tunis pour expulser des centaines de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile originaires d’Afrique noire. Au moins 80 d’entre eux ont été arrêtés et au moins 400 ont été expulsés aux frontières du pays, y compris des demandeurs d’asile soudanais.
Le président Saied a affirmé le 6 mai que des fonds étrangers transitaient par des organisations nationales dans le but d’installer illégalement des migrants en Tunisie, qualifiant les dirigeants de ces associations de « traîtres ». Cela faisait suite à sa tirade de 2023 contre les migrants ressortissants de pays africains, qui avait suscité une vague d’attaques xénophobes violentes.
L’UE a poursuivi sa coopération avec la Tunisie en matière de contrôle des migrations, s’appuyant sur un protocole d’entente de 2023 qui avait accru les financements européens au bénéfice de l’État tunisien afin de juguler la migration maritime irrégulière vers l’Europe, sans protections suffisantes des droits humains. L’UE n’a pas dénoncé les violations des droits des migrants commises par les autorités, ni les attaques à l’encontre des organisations de la société civile.
Droits économiques, sociaux et culturels
La Tunisie fait toujours face à une crise économique, avec une dette publique très élevée et une inflation qui affecte les droits économiques et sociaux. La dette publique a atteint environ 80 % du PIB en 2024. D’après l’Institut national de la statistique, l’inflation s’élevait à 6,7 % au mois de septembre et les prix des denrées alimentaires avaient augmenté de 9,2 % par rapport à 2023.
Au mois de juin, au moins plusieurs centaines de personnes étaient en prison uniquement pour avoir émis des chèques qu’elles n’ont pas pu honorer par la suite, ce qui revient à un emprisonnement pour dettes, en violation du droit international relatif aux droits humains. Des personnes insolvables ont été emprisonnées ou forcées à vivre cachées ou en exil, favorisant le cercle vicieux de l’endettement et réduisant des foyers entiers au dénuement.
Le 30 juillet, l’Assemblée des représentants du peuple a adopté une nouvelle loi pour réduire les peines de prison et les amendes pour chèques impayés. En vertu de cette loi, les poursuites judiciaires pour chèques impayés ne sont plus automatiques, puisque les procureurs doivent envisager la possibilité d’une médiation avant d’initier des poursuites, et les détenus peuvent faire une demande de libération. Selon le ministère de la Justice, plus de 500 personnes ont été libérées depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, le 2 août.
Source : hrw.org/fr