Fragmentation des chaînes d’approvisionnement et politiques économiques mondiales
La Tunisie, dont 70 % des exportations sont destinées à l’Union européenne, devra s’adapter et investir massivement dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Selon Fatma Marrakchi, directrice du Laboratoire d’intégration économique internationale, les politiques économiques devront arbitrer entre trois impératifs clés : la souveraineté, la compétitivité et la stabilité macroéconomique.
Alors que la logique de sécurisation remplace celle de l’efficience, l’économie mondiale est en pleine transformation. La fragmentation des chaînes de valeur, la révolution technologique et les impératifs de transition écologique redéfinissent le paysage économique global.
Selon Fatma Marrakchi, directrice du Laboratoire d’intégration économique internationale, cette reconfiguration des politiques économiques des États nécessite de faire des choix entre trois impératifs essentiels : la souveraineté, la compétitivité et la stabilité macroéconomique.
La Presse — Face aux bouleversements de l’économie mondiale, la Tunisie a la possibilité de tracer son chemin. Les vulnérabilités qu’elle subit dans un contexte international en mutation peuvent se transformer en opportunités.
C’est ce qu’a souligné Fatma Marrakchi lors du 1er congrès international de l’Itceq, récemment à Tunis. Dans le cadre d’un débat sur « les défis de la politique économique face aux grandes mutations », l’économiste a décrit une économie mondiale en proie à de profonds changements.
Cette économie traverse actuellement une phase charnière, caractérisée par une décomposition du paysage commercial au profit d’une nouvelle configuration. Trois transformations majeures sous-tendent cette évolution : la fragmentation géoéconomique, une transition énergétique accélérée et une révolution technologique.
Une fragmentation des chaînes de valeur mondiales
A l’opposé des années 90, lorsque le monde a connu l’essor des chaînes de valeur et un commerce international en plein essor (les exportations mondiales ayant augmenté 4,4 fois plus rapidement que le PIB entre 1990 et 1995), le paysage des échanges se recompose aujourd’hui sous l’effet d’une véritable fragmentation géoéconomique.
Cette fragmentation, selon l’économiste, est alimentée par des tensions géopolitiques exacerbées, des rivalités technologiques, des politiques industrielles interventionnistes et une transition énergétique qui redéfinit les règles du commerce international. Cependant, il est essentiel de noter que fragmentation ne signifie pas fin des échanges, précise-t-elle.
Cela constitue une recomposition, motivée par la régionalisation des chaînes de valeur (rapprochement des chaînes d’approvisionnement, ou nearshoring) et leur sécurisation, qui est désormais prioritaire sur l’efficience, à travers le friendshoring.
Selon Marrakchi, ces évolutions marquent la fin d’une « stabilité hégémonique ». « Dans les années 1990, l’Europe représentait 45 % du commerce mondial, l’Amérique du Nord 18 % et l’Asie 25 %. Le centre économique du monde se trouvait alors en Europe, en Amérique du Nord et autour de la Méditerranée. Aujourd’hui, la part de l’Europe est tombée à 36 %, celle de l’Amérique du Nord à 13 %, tandis que l’Asie atteint 35 %, notamment grâce à la Chine. Le centre de gravité de l’économie mondiale a donc migré vers l’Est », a-t-elle affirmé.
De profonds changements
La transition énergétique accélérée, ainsi que la transition écologique au sens large, constitue également un élément clé de cette recomposition, en influençant directement la compétitivité mondiale et celle des entreprises, selon l’économiste. Les pays avancés instaurent désormais des normes climatiques et environnementales de plus en plus strictes.
Le Macf et le paquet Fit for 55 en Europe, ou encore l’IRA (Inflation Reduction Act) introduit aux États-Unis pour soutenir les industries vertes, sont parmi les nouvelles régulations qui impactent la compétitivité globale.
Marrakchi souligne que la Tunisie, dont 70 % des exportations sont destinées à l’Union européenne, devra s’adapter et investir massivement dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, afin d’éviter une taxation carbone punitive.
Enfin, la révolution technologique, englobant la digitalisation, l’intelligence artificielle et la souveraineté industrielle, est devenue une priorité pour les États, générant de profondes implications économiques à l’échelle mondiale.
Le monde s’oriente ainsi vers une économie plus coûteuse mais aussi plus lente, explique l’économiste, car les pays privilégient la sécurisation.
Selon Marrakchi, la sécurisation des approvisionnements et la diversification des fournisseurs, visant à constituer davantage de stocks, deviennent les fondements d’une stratégie qui réduit les risques, mais qui est par ailleurs plus coûteuse, contribuant à la persistance des tensions inflationnistes et à une intensification de la concurrence pour attirer les industries stratégiques.
L’économiste estime que dans ce contexte, les politiques économiques devront prendre en compte trois impératifs clés : la souveraineté, la compétitivité et la stabilité macroéconomique.

