Tunisie

En Tunisie, l’oasis de Chenini lutte pour sa survie

L’oasis de Chenini en mai 2025. L’oasis de Chenini en mai 2025.

Les plus anciens de l’oasis de Chenini, au sud-est de la Tunisie, parlent de leur « paradis » avec une infinie nostalgie. Il y a encore une cinquantaine d’années, l’étendue de palmiers de 165 hectares baignait dans une eau cristalline. Les plus jeunes des quelque 22 000 habitants de Chenini-Nahal, la ville qui jouxte l’oasis, évoquent des pères cultivant avec patience pêches, grenades, dattes ou feuilles de henné.

Aujourd’hui, l’oasis – considérée comme « le poumon de Gabès » et sa région qui s’étire des côtes méditerranéennes jusqu’aux terres arides de l’intérieur – est menacée par la pollution, le réchauffement climatique et la pression urbaine. « Elle peut disparaître, alerte Naïm Abdessalem, 48 ans, coordinateur de l’Association de sauvegarde de l’oasis de Chenini (ASOC). Les palmiers, dont les feuillages forment un parasol, créent un microclimat et nous protègent des fortes chaleurs. Il faut sauver l’oasis, c’est vital. »

A certains endroits, il est déjà trop tard. Des palmiers sont morts ou dépérissent, comme à Ras-el-Oued, à l’entrée de l’oasis. Ici, des circuits d’irrigation – pourtant réhabilités par l’association en 2012 – sont désespérément vides. Les quelque 150 agriculteurs ne peuvent plus arroser librement l’été comme il y a trente ans : désormais, ils doivent attendre leur tour, parfois jusqu’à deux mois, avant d’avoir accès à l’eau…

Les sécheresses récurrentes mais aussi les industries chimique (phosphates) et cimentière, implantées non loin depuis les années 1970, ont tari peu à peu les sources. Ces dernières rejettent chaque jour des milliers de tonnes de déchets toxiques dans la nature environnante. « L’impact sur la biodiversité est énorme : pas mal d’espèces ont disparu. Les abricotiers qu’on trouvait partout ne poussent plus que dans quelques zones », souligne Naïm Abdessalem.

Des palmeraies devenues des « petits jardins »

Des palmiers dattiers sont aussi malmenés, incisés pour en extraire la sève, destinée à être consommée en legmi, un jus naturel prisé dans la région de Gabès. Un arbre peut rapporter jusqu’à 600 euros en deux mois selon M. Abdessalem, une somme considérable dans un pays où le salaire minimum mensuel s’élève à 132 euros – soit 448 dinars pour 40 heures par semaine. La pratique est pourtant risquée. « Si la découpe n’est pas réalisée par un professionnel et que le cœur du palmier est touché, il va tuer l’arbre, explique-t-il. Des agriculteurs détruisent notre patrimoine, des palmiers qui ont 50 ans ou plus, juste pour gagner de l’argent en quelques mois. C’est une vision court-termiste. »

Certaines palmeraies ont été abandonnées. D’autres, morcelées par les héritages ou les reventes, ne sont plus que de « petits jardins », déplore le responsable associatif, trop étroits pour espérer produire en quantité. « En trente ans, on a perdu plus de la moitié de nos agriculteurs », reconnaît-il. La nouvelle génération a préféré partir à Gabès, la grande ville d’à côté, ou ailleurs dans le pays, pour étudier plutôt que de rester travailler la terre. « C’est triste car le palmier est notre identité, c’est presque un membre de notre famille que l’on doit sauvegarder », insiste Abdelbasset Hamrouni, un des fondateurs de l’ASOC.

Cette association, créée en 1995, entend continuer à faire vivre cette terre encore généreuse dont 85 des 165 hectares sont cultivés. « Se battre, c’est aussi une manière d’assurer la sécurité alimentaire et un revenu minimum aux nombreuses familles de la zone, assure Nizar Kabaou, 38 ans, chef de projet au sein de l’ASOC. On a transformé nos problèmes en des solutions. »

Face au manque d’eau et aux déchets organiques (palmiers, feuillages), l’association a installé en 2004 une station de compostage, équipée d’un broyeur. Celle-ci permet de fabriquer une fine poudre qui sera mélangée à du fumier, formant ainsi un compost naturel qui améliore les rendements et retient l’humidité. « On économise de l’eau et on lutte contre la sécheresse, pointe M. Kabaou. C’est une manière aussi d’encourager les agriculteurs à nettoyer et entretenir leurs parcelles. » Entre 40 et 100 tonnes de cet engrais sont ainsi produites selon les années.

Jus, sirops ou confitures

En parallèle, l’ASOC accompagne depuis 2016 les agriculteurs dans une démarche de transition écologique, les encourageant notamment à se passer de pesticides chimiques. Résultat : quelque 10 hectares sont désormais certifiés bio. Et pour promouvoir davantage la richesse agricole de l’oasis de Chenini, l’association aide les exploitants à obtenir des labels de qualité. En 2021, la grenade de Gabès a décroché une AOC des autorités tunisiennes.

L’association a eu une autre idée : valoriser les fruits en les transformant en jus, sirops ou confitures. « Notre oasis n’est pas réputée pour la qualité exceptionnelle de ses dattes et certaines grenades sont aussi de moindre calibre, reconnaît Nizar Kabaou. Mais on peut leur donner une seconde vie. » En juillet, une quinzaine de femmes commenceront l’activité de transformation. L’achat des équipements, financé par des bailleurs européens, a nécessité un investissement de 146 000 dinars (quelque 43 000 euros).

« Les femmes jouent un rôle clé dans la vie de l’oasis de Chenini », explique Naïm Abdessalem. Des associations comme She Is The Goal (« Elle est le but »), qui mettent en avant le travail des artisanes locales, récupèrent les feuilles de palmier pour en faire des couffins, des paniers ou des chapeaux. Chaque semaine se tient un marché au sein de l’oasis et les produits fabriqués sont aussi vendus dans les foires ou dans les boutiques du pays. « C’est une manière de pérenniser le savoir-faire de l’oasis, clame M. Abdessalem. Et on y développe aussi une économie solidaire et un tourisme local. »

En 2008, à l’initiative de l’ASOC, le gouvernement tunisien avait soumis un dossier à l’Unesco pour inscrire l’oasis de la région de Gabès au patrimoine mondial. Sans succès pour le moment. « On pense redéposer un dossier, indique Naïm Abdessalem. On fera tout pour sauvegarder l’oasis. »