Tunisie

Comptes en devises : L’application ne sera pas déterminante pour tout !

L’ouverture des comptes en devises pour les Tunisiens résidant dans le pays est inscrite dans le cadre de la loi de finances 2026 et a été adoptée par l’ARP. La Banque centrale de Tunisie devra fixer les modalités d’application, qui détermineront si cette mesure sera un levier d’attractivité ou un dispositif peu utilisé.


Adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), l’ouverture des comptes en devises pour les Tunisiens vivant dans le pays suscite espoirs et craintes. Entre le soutien anticipé à l’économie numérique et les risques potentiels pour la stabilité du dinar, l’issue dépendra des textes d’application et de l’encadrement établi par la Banque centrale.

L’adoption par le Parlement tunisien d’une disposition permettant l’ouverture de comptes en devises pour les résidents marque un tournant dans une politique de change auparavant jugée rigide. Cette mesure, inscrite dans le cadre de la loi de finances 2026, est perçue par beaucoup comme une tentative d’adapter le système financier tunisien à l’essor des activités numériques, au travail transfrontalier et aux nouveaux modèles économiques. Cependant, elle suscite également de fortes réserves en raison des risques qu’elle pourrait poser pour la stabilité du dinar et les équilibres macroéconomiques du pays.

Pour de nombreux experts, l’ouverture de ces comptes représente principalement une reconnaissance d’une réalité économique déjà bien ancrée. Une part significative de la jeunesse tunisienne travaille avec l’étranger, développe des services digitaux, et génère des revenus en devises, souvent sans cadre bancaire adéquat. Ce manque d’outils avait contribué à alimenter des circuits parallèles, à faire grimper les coûts de transfert et à diminuer la compétitivité des freelances, développeurs, designers ou agences de marketing digital. Les spécialistes du numérique voient donc dans cette mesure un signal positif pour les travailleurs indépendants et les start-ups, qui réclamaient depuis longtemps des solutions plus flexibles pour recevoir des paiements étrangers.

Pour eux, moderniser les méthodes de paiement est aussi crucial que de renforcer les compétences ou d’améliorer les infrastructures. Faciliter la réception de devises pourrait encourager davantage de talents à rester en Tunisie tout en travaillant sur des marchés internationaux. Economiquement parlant, la mesure pourrait également aider à réduire le recours aux circuits informels, à améliorer la traçabilité des flux et à élargir l’assiette fiscale. En intégrant une plus grande partie des transferts dans les canaux officiels, l’État pourrait obtenir une visibilité accrue sur les flux financiers liés au numérique et aux services.

Pour les acteurs du secteur bancaire, cette avancée pourrait moderniser les pratiques et rapprocher la Tunisie des normes internationales. Toutefois, ils font valoir que l’efficacité de cette réforme dépendra quasiment entièrement des conditions d’application fixées par la Banque centrale de Tunisie (BCT). Les plafonds, modalités d’ouverture, souplesse des opérations ou procédures de conversion détermineront si cette mesure se traduira par un levier d’attractivité ou un dispositif peu utilisé. Les banques craignent notamment un surcroît administratif ou un cadre trop restrictif qui limiterait l’utilité réelle de ces comptes. À l’inverse, une ouverture trop large pourrait compliquer la gestion des réserves de change, déjà sous pression.

L’expert international en finances, Larbi Benbouhali, exprime de son côté une inquiétude plus profonde. Pour lui, permettre à des millions de citoyens de détenir librement des devises équivaut à ouvrir partiellement le compte de capital du pays, une démarche que même les économies les plus solides encadrent avec précaution. Il cite des exemples internationaux, comme la Chine, où des restrictions strictes demeurent en place. Benbouhali rappelle que le contexte tunisien reste fragile : déficit commercial persistant, inflation élevée, forte dépendance aux importations et érosion progressive du dinar. Dans un tel environnement, il redoute une hausse mécanique de la demande de devises, susceptible d’engendrer une dépréciation rapide de la monnaie nationale. Il envisage des scénarios où une large part de la population utiliserait ses comptes en devises pour acheter des produits importés, entraînant des achats massifs de devises par les banques et intensifiant la pression sur le dinar. Bien qu’il n’écarte pas le principe des comptes en devises, l’expert suggère que la Tunisie attende cinq ans, le temps de moderniser son système financier, de renforcer la bancarisation, limitée actuellement à 35 % de la population, et d’améliorer ses réserves.

L’expert-comptable, Sofiene Werimi, souligne les incohérences juridiques présentes dans la version actuelle du texte, en particulier sa référence à des articles obsolètes de la loi de 1976. Selon lui, la réforme nécessitera d’importants ajustements techniques, incluant une révision du décret d’application du régime de change pour éviter les contradictions avec les dispositifs existants. Abdelkader Boudriga insiste pour sa part sur la nécessité d’établir des garde-fous. Il préconise d’imposer un plafond aux transferts et suggère que 50 % des fonds soient convertis en dinars, afin de préserver les réserves en devises. Il alerte également sur les risques accrus de blanchiment d’argent en l’absence de contrôles rigoureux.

Entre espoirs de modernisation et craintes de déstabilisation, l’ouverture des comptes en devises pour les résidents se présente comme un test délicat des réformes économiques en cours. Pour ses partisans, elle répond à une demande sociale réelle, aligne la Tunisie sur les pratiques internationales et soutient la croissance du numérique. En revanche, pour ses détracteurs, elle survient dans un contexte où la résilience financière du pays n’est pas garantie. Tout dépendra donc des textes d’application, du degré de contrôle de la Banque centrale et de la capacité des institutions à conjuguer innovation, transparence et prudence. La réforme pourrait ouvrir la voie à un écosystème plus compétitif ou renforcer les vulnérabilités existantes. Le défi sera de créer un cadre maîtrisé, compatible avec les besoins de stabilité et les ambitions d’une économie en pleine mutation.