Tunisie

Abir Moussi dans la conscience nationale

Trop souvent ignorée, l’une des conditions du meilleur profit que nous, tunisiens, puissions tirer de la richesse commune faite de nos différences est la compréhension, non point de l’autre, fruit d’un dialogue toujours sujet à caution, mais de soi-même, sans tricherie dit l’adage. Je porterai, quant à moi, le fardeau de la franchise puisque je m’adresse à chacun et à chacune de ceux qui me liront et qui, à des degrés divers, assument leur part de la conscience nationale mise à rude épreuve par le sort funeste réservé à Abir Moussi. Pour les convaincre, je fais vœu de neutralité en m’interdisant notamment d’en tenir rigueur à qui que ce soit ou de m’attarder sur un mépris des valeurs humaines les plus essentielles désormais inscrit dans les faits, autant dire dans l’histoire.

De quoi s’agit-il au juste ?

Sans me souvenir de l’avoir jamais croisée dans mes lectures, la conscience nationale dont je parle se définit dans mon esprit par l’ensemble des préférences particulières en rapport critique à une image modélisée de la nation à laquelle on appartient par filiation. C’est donc la construction manichéenne d’une sorte d’indicateur intime des phénomènes liés à l’état observable de la société qui le rapprochent du niveau de celui souhaité individuellement pour la nation ou l’en éloignent. Ceci dit, l’erreur qu’il importe d’éviter est de la confondre, innocemment dois-je préciser, avec l’identité collective ou l’attachement affectif à la patrie, deux données immanentes uniformément éveillées par instinct ou mobilisables par réflexe, à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine lâcheté à en prendre trop facilement alibi pour esquiver, dans toute la consonance expiatoire de l’expression, un cas de conscience. Bien différents, les fondements de la relation objet de cet essai se distinguent par trois attributs : une rationalité plus ou moins affinée parce que tributaire de ses racines cognitives, une dimension éthique qui fait que l’on se sente fortement concerné par la chose ou l’événement susceptible de toucher en bien ou en mal l’image de la nation et enfin le recours à l’introspection.

Comme il faut battre le fer tant qu’il est chaud, cette réflexion commune ne saurait mieux servir une véritable cause nationale en gestation que par ces temps difficiles où rien des bonnes habitudes ne se crée et rien des mauvaises ne se perd, mais où tout se transforme. Lavoisier n’aurait sans doute pas eu tort si, dans sa célèbre formule dédiée aux sciences physiques, il avait inclus la nature humaine.

Le pire qu’il puisse advenir d’un peuple évolué est de devenir sensible à la flatterie, ce qui lui fera perdre petit à petit ses qualités réelles et le peuple tunisien n’en manque pas. Aussi en ai-je déjà trop dit. Alors, que lui coûterait-il de se montrer plus exigeant de lui-même, de déchirer le voile des frustrations d’ordre matériel s’il lui cache la flétrissure de ses valeurs ? Dans ce monde sans pitié pour les faibles, un postulat de survie lui commande de garder intactes les siennes et, pour l’invulnérabilité dé la Tunisie, de s’en tenir aux ancrages cardinaux d’unité, de progrès et d’indépendance dont les moyens les mieux adaptés aux réalités avaient été définis et mis en action par Habib Bourguiba avec une rare perspicacité et en dehors de toute idéologie.

Avec la même intelligence et la même passion pour la Tunisie, sur les traces de celui dont il faut admettre qu’il fut le père de la nation, il revenait en héritage à la femme que j’ai nommée plus haut, acte lui en soit donné, de compléter l’œuvre en ajoutant la liberté à la trilogie vertueuse que je viens d’évoquer. Or, depuis longtemps déjà, il se trouve que celle-ci est largement compromise par la dérive des institutions d’un état ayant succombé, sous fausse enseigne de révolution, à une intrigue étrangère et une étourderie domestique aussi énormes l’une que l’autre, d’où le combat de Abir Moussi. Son arme, la vérité. Si son incarcération en est une, qu’elle voyait venir en prix de toutes celles qu’elle avait dévoilées en dénonciation de périls nationaux imminents, que dire de la peine de mort impliquée par l’acte d’accusation pris et repris à son encontre sur l’article 72 du code pénal punissant l’attentat ayant pour but de changer la forme de gouvernement ?

Derrière les murs de sa prison où sa santé physique se ressent des maltraitances subies et de l’insuffisance des soins médicaux qui lui sont consentis, toujours sur insistance de ses avocats, dont votre serviteur, Abir Moussi est restée égale à elle-même. Je ne crois pas que, dans ce lieu d’extrême rigueur où elle est retenue depuis une année et trois mois, la fierté nationale ait pu être élevée en exemple pour les tunisiens aussi haut que par elle, et par nul autre ailleurs.

Les décisions judiciaires la concernant, prononcées mais non encore rendues définitives, et celles à venir, n’appellent pas encore de commentaires et resteront affaires de magistrats, sans effleurer en particulier du moindre doute deux certitudes. La première est que, tenant un dossier de sa main droite et ses lunettes dans sa main gauche, accompagnée de son avocat, d’une collaboratrice préposée à l’enregistrement audiovisuel de son activité de présidente d’un parti politique légalement établi, d’un huissier de justice diligenté pour en dresser constat et, légèrement en retrait, de quatre officiers de police affectés à sa sécurité personnelle par le Ministère de l’Intérieur, elle s’est présentée le 3 octobre 2023 au poste de garde périphérique d’une dépendance du palais présidentiel de Carthage servant de bureau d’ordre et a demandé, respectueusement sera t-il relevé au dit constat, à y accéder pour déposer trois recours gracieux préalables à ceux, contentieux, à former devant le Tribunal Administratif en annulation de trois décrets pris en une matière relevant du domaine exclusif de la loi. Jusqu’en fin de journée elle n’eut qu’à attendre de connaitre les suites réservées à sa démarche, violentes puis attentatoires à sa liberté s’il en fût. Tels sont les faits sur lesquels repose l’accusation. La seconde certitude est que du fait même de ce qu’elle est impensable en soi, la situation ainsi générée trahit une volonté de la mener, vaille que vaille, au terme qui lui est explicitement assigné et l’espoir de voir la procédure ainsi engagée s’arrêter à mi-chemin est nul. Le désespoir est ce que je crains le plus pour ma lecture quand, dans l’écriture, je sens monter en moi la haine du mal, doublée d’une sincère commisération pour ceux qui le font. En l’espèce, seul un retour à la raison évitera à la Tunisie d’être noircie à jamais. Il en est encore temps.

Personne, parmi ses ennemis politiques ou autres, ses pourfendeurs et ceux qui croient trouver leur compte, dans les souffrances infligées à une authentique héroïne, ces sacrifices librement consentis par elle, n’est dupe des tromperies qui nourrissent à son égard une hostilité empruntée à l’air du temps. A ceux-là, j’adresse un message de fraternité, les invitant, pour le salut de leur âme, à y jeter le regard introspectif, objet des développements théoriques en introduction du présent exposé. Ils comprendront alors que, pour se détourner de tous les bienfaits de la vie familiale, professionnelle et sociale à sa portée comme elle la fait, Abir Moussi cherche son bonheur dans celui des tunisiens et des tunisiennes.

Paraphrasant Winston Churchill, parlant dans ses mémoires du rôle joué par les pilotes de la Royal Air Force dans la défense des îles britanniques au début de la Deuxième Guerre Mondiale, je conclurai en affirmant que d’une façon ou d’une autre, quelle que soit l’issue du combat de Abir Moussi, jamais dans l’histoire autant hommes et de femmes n’auront contracté une aussi grande dette envers un seul ou une seule d’entre eux.

Abdessalem Larif