Une nouvelle décision dans l’affaire Magnitsky oblige les banques à choisir entre droit suisse et sanctions américaines
Illustration: Kai Reusser / SWI swissinfo.ch
La dernière décision suisse dans l’affaire Magnitsky pourrait contraindre les banques helvétiques à enfreindre la législation américaine. Ces dernières risquent des sanctions aux États-Unis si elles se conforment au droit suisse, selon les spécialistes.
Le 21 janvier dernier, le Tribunal fédéral, la plus haute autorité judiciaire suisse, a rejetéLien externe l’appel de Hermitage Capital Managment, un fonds d’investissement russe.
Hermitage Capital Management contestait une décisionLien externe du Tribunal pénal fédéral de 2022, lequel estimait que la société n’était pas une victime de l’affaire Magnitsky. Cette affaire porte le nom d’un avocat russe décédé en prison en 2009 dans des circonstances suspectes alors qu’il enquêtait sur une vaste fraude à l’encontre du Trésor russe.
La décision stipule également que les banques suisses, parmi lesquelles UBS et Credit Suisse (qui appartient désormais à UBS), peuvent désormais restituer l’équivalent de 14 millions de francs (sur les 18 millions gelés) à trois citoyens russes liés à cette fraude.
L’escroquerie, d’un montant de quelque 230 millions de dollars, avait été mise au jour par l’avocat Sergueï Magnitsky lorsqu’il représentait Hermitage Capital Management. Grâce à un système de blanchiment complexe, les fonds ont été dissimulés dans plusieurs pays, dont la Suisse.
La décision soulève plusieurs questions, notamment sur une éventuelle violation d’une loi américaine par les banques suisses. Les trois individus russes font l’objet de sanctions en vertu du Magnitsky Act, qui vise à punir les fonctionnaires russes impliqués dans l’affaire, et ce dans plusieurs juridictions, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie. Ainsi, les banques suisses doivent soigneusement évaluer les risques d’une potentielle violation des sanctions américaines. On ignore encore si elles débloqueront les fonds à la suite de la décision du Tribunal fédéral.
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L’arrêt confirme également que Hermitage Capital Management a épuisé toutes ses voies de recours en Suisse. La décision de restituer les fonds gelés détenus sur des comptes bancaires suisses à des Russes faisant l’objet de sanctions «enfreint les sanctions internationales relatives à la Russie et à l’affaire Magnitsky, et constitue une violation grave des obligations de la Suisse en vertu de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée Lien externeet de la Convention des Nations Unies contre la corruptionLien externe», déclare Hermitage Capital Management dans un communiqué de presse publié le 31 janvier.
Interrogée sur une éventuelle violation du droit international par les banques suisses si elles restituaient les fonds, l’Association suisse des banquiers (ASB) livre une réponse évasive: «Les banques en Suisse se conforment strictement à toutes les lois et réglementations en vigueur, y compris les sanctions imposées par les autorités suisses, internationales et supranationales.»
Une décennie de procédures judiciaires
Ce nouveau rebondissement dans le volet suisse de l’affaire Magnitsky continue de placer la Suisse en porte-à-faux avec les décisions prises par d’autres pays où des fonds ont également été dissimulés, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni. Dans ces pays, Hermitage Capital Management a été reconnu comme une victime de la fraude russe. Les fonds liés à cette escroquerie ont été définitivement confisqués ou versés dans le cadre d’un accord avec les autorités.
En 2011, le Ministère public de la Confédération (MPC) a ouvert une enquête pour blanchiment d’argent, à laquelle Hermitage Capital Management a participé en tant que partie civile. L’affaire a été officiellement classéeLien externe en 2021, lorsque le MPC a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour engager des poursuites en Suisse.
Au cours de l’enquête, le MPC a gelé 18 millions de francs (20 millions de dollars) sur des comptes liés à trois citoyens russes auprès des banques helvétiques UBS et Credit Suisse (qui appartient aujourd’hui à UBS).
Dmitry Klyuev. Il a été identifié comme l’architecte de la fraude de 230 millions de dollars. Il fait l’objet de sanctions de la part des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et de l’Australie.
Vladlen Stepanov et Olga Stepanova. Le couple est également sous le coup de sanctions de la part des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et de l’Australie.
Denis Katsyv a fait l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent aux États-Unis, aux Pays-Bas et en Israël. En 2017, il a réglé son cas avec les autorités américaines pour six millions de dollars Lien externeet, en 2024, avec les autorités néerlandaisesLien externe pour trois millions d’euros.
Les autorités suisses ont affirmé ne pouvoir relier à l’affaire Magnitsky que quatre millions de francs sur les 18 millions gelés. Elles ont ainsi confisqué ces quatre millions et restitué 14 millions de francs aux ressortissants russes.
Les techniques de détournement de fonds utilisées dans l’affaire Magnitsky ont été décrites en détail par des journalistes de Novaya Gazeta, un journal russe, et de l’OCCRP, un consortium de journalistes internationaux. Des policiers russes ont confisqué des documents et les sceaux d’entreprise des filiales russes du fonds Hermitage Capital Management, une société d’investissement britannique, et les ont ensuite utilisés pour réenregistrer la propriété sous un autre nom.
Par la suite, une série d’autres sociétés-écrans, créées par les mêmes individus, ont présenté des demandes de remboursement fictives à l’encontre des «filiales» volées de Hermitage Capital Management. Jouant à la fois le rôle de partie plaignante et défenderesse, ces personnes ont convaincu des tribunaux d’arbitrage russes de rendre des décisions qui ont entraîné d’énormes pertes sur papier, annulant complètement le revenu initial.
Ensuite, munis de documents «prouvant» que la société n’avait dégagé aucun bénéfice, les auteurs ont déposé une demande officielle de remboursement d’un montant de 230 millions de dollars, précédemment versé au Trésor russe sous la forme d’un impôt sur le revenu. L’argent ainsi obtenu a ensuite été transféré hors du pays via un réseau de comptes offshore.
Hermitage Capital Management a fait appel de l’ordonnance du MPC auprès du Tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Le recours a été rejeté Lien externeet, en 2022, la société a saisi le Tribunal fédéral. Ce dernier écrit dans son arrêtLien externe: «On ne voit pas que [la recourante] aurait subi une atteinte directe du fait des infractions dénoncées.»
Les banques suisses enfreignent-elles les sanctions internationales?
À la suite de cette décision, le fondateur de Hermitage Capital Management, William Browder, a déclaré qu’il entendait «plaider en faveur de sanctions et de l’obligation de rendre des comptes pour les Suisses ayant soutenu des Russes dans cette affaire très médiatisée et leur ayant restitué des fonds alors que la Russie mène une invasion totale de l’Ukraine».
Dans une interview accordée à swissinfo.ch, William Browder indique qu’il travaillera avec la Commission Helsinki (une agence gouvernementale américaine indépendante chargée de promouvoir les droits humains, la sécurité militaire et la coopération économique dans 57 pays) pour imposer des sanctions en vertu de la loi Magnitsky «aux responsables suisses qui ont volontairement fermé les yeux sur la corruption au sein des instances helvétiques chargées de l’application des lois, ce qui a finalement conduit à la restitution de fonds à des Russes sous le coup de sanctions».
Parmi ces responsables figurent l’ancien procureur général suisse Michael Lauber, qui a dirigé la majeure partie de l’affaire Magnitsky, ainsi que ses proches collaborateurs de l’époque et son successeur.
Quels sont les principaux risques juridiques?
UBS et Credit Suisse (désormais intégré à UBS) se retrouvent face à un dilemme juridique complexe: soit les banques appliquent la décision de la justice suisse, encourant des sanctions américaines, soit elles n’en tiennent pas compte, au risque d’enfreindre le droit suisse.
À la suite de la décision du Tribunal fédéral, Hermitage Capital Management a adressé à la direction d’UBS une lettre dans laquelle la société énumère les risques juridiques potentiels encourus par les banques qui restituent des fonds à des «personnes faisant l’objet de sanctions».
Malgré l’arrêt du Tribunal fédéral, les instituts financiers restent soumis aux cadres réglementaires des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Union européenne ainsi que d’autres juridictions internationales. Et toute transaction en faveur d’individus sous le coup de sanctions pourrait entraîner de graves sanctions, d’après la lettre de Hermitage Capital Management.
En cas de violation de la législation américaine sur les sanctions, le département du Trésor des États-Unis peut infliger de lourdes sanctions financières en vertu de l’International Emergency Economic Powers ActLien externe pour les transactions bénéficiant à des personnes visées par des sanctions. La responsabilité civile et pénale, incluant des dommages-intérêts triplés, peut être engagée en vertu d’autres lois américaines. Il s’agit notamment du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act (RICO) Lien externeet de l’Anti-Terrorism Act (ATA).
En 2014, BNP Paribas a été condamnée à une amende de 8,9 milliards de dollars par les États-Unis Lien externepour le traitement de transactions impliquant des entités sanctionnées. En 2012, HSBC s’est vu infliger une amende de 1,9 milliard de dollars Lien externepour blanchiment d’argent et violation des sanctions.
Contactée par swissinfo.ch, UBS, active également aux États-Unis, n’a pas dévoilé ce qu’elle comptait faire des fonds gelés. «En tant qu’institution financière mondiale, UBS se conforme aux exigences légales et réglementaires en vigueur ainsi qu’aux sanctions de nombreuses juridictions, y compris celles des Nations Unies, de la Suisse, de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis», a répondu la banque.
Problème politique ou juridique?
Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO), qui est responsable de l’application et du suivi des sanctions, a confirmé que la Suisse reprenait les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie et des ressortissants russes, et non celles des États-Unis.
Selon le SECO, les personnes détenant des fonds en Suisse dans le cadre de l’affaire Hermitage/Browder ne figurent pas sur la liste des sanctions de l’UE. Cela signifie que leurs avoirs ne doivent être gelés ni dans l’UE ni en Suisse en vertu des régimes de sanctions en vigueur. «Les sanctions imposées par des pays tiers, tels que les États-Unis, n’ont en principe aucun effet juridique en Suisse», a ajouté le SECO dans sa réponse par courrier électronique.
Dans le même temps, le SECO indique que les banques tiennent souvent compte des sanctions étrangères pour atténuer leur exposition au risque. Selon plusieurs experts contactés par swissinfo.ch, les banques suisses sont susceptibles de faire l’objet de sanctions de la part des États-Unis si elles se conforment à la décision du Tribunal fédéral.
«UBS refusera probablement [de débloquer les fonds] parce que, si elle doit choisir, les sanctions américaines représentent pour elle un risque bien plus grand que toute éventuelle action en justice de la part des Russes qui tenteraient de récupérer leurs fonds. UBS peut simplement faire valoir ne pas pouvoir procéder à la transaction», explique Mark Pieth, ancien chef de la section Droit pénal économique à l’Office fédéral de la justice. Cet éminent expert de la lutte contre la corruption dirige aujourd’hui un cabinet d’avocats international spécialisé dans la criminalité économique et le droit pénal suisse.
Selon Mark Pieth, UBS pourrait ne pas vouloir risquer de perdre son soutien politique aux États-Unis et voit dans cette affaire des enjeux à la fois politiques et juridiques. «Les banques ont probablement contribué à diverses campagnes politiques, y compris celle [du président américain Donald] Trump, pour s’assurer de rester du bon côté du pouvoir», relève-t-il. «Tant les républicains que les démocrates semblent prêts à faire pression sur les banques suisses dans cette affaire, ce qui constitue une menace sérieuse pour UBS. Ainsi, la banque s’abstiendra probablement de prendre des mesures.»
L’an passé, une enquête de swissinfo.ch a révélé que la Suisse avait échoué à enquêter sur dix millions de dollars supplémentaires prétendument détournés du Trésor russe.
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Zélie Schaller/op
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