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Pourquoi la Suisse veut encore se rapprocher de la Chine

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L’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine profite particulièrement à l’horlogerie helvétique.


KEYSTONE/Martial Trezzini

Après dix ans de libre-échange avec la Chine, la Suisse veut désormais apporter des améliorations à l’accord. Qu’en ont retiré les deux pays à ce jour? Notre analyse.

Depuis l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange Suisse-Chine en 2014, le fossé s’est creusé entre les deux pays, à la fois sur le plan économique mais aussi sur celui des valeurs. Il n’a pas échappé à la classe politique suisse que la Chine est montée en puissance depuis une décennie. Au Parlement fédéral, ses intentions sont davantage scrutées qu’à l’époque.

Tous les partis sont aussi plus sceptiques et inquiets aujourd’hui. Au mois de septembre, le Conseil national (la Chambre basse du Parlement) a ainsi décidé que les entreprises suisses jugées stratégiques ne pourraient plus être reprises aussi facilement par des investisseurs étrangers à l’avenir. L’objet Lien externeporte officieusement le nom de «Lex China».

Pour les socialistes et les Vert-e-s, la Suisse est déjà trop liée à Pékin. Dans une motionLien externe déposée au Conseil national, le député écologiste genevois Nicolas Walder a demandé que la dénonciation de l’accord de libre-échange car, selon lui, «la Chine viole les droits humains». Mais son texte a été retoqué en février.

La Suisse lance l’étape 2

Pour leur part, les acteurs économiques suisses bénéficient largement de cette liberté de commercer avec la Chine. Tous les chiffres sont à la hausse. En lançant des négociations pour réviser cet accord, la Suisse veut passer cette semaine la vitesse supérieure et profiter des potentialités non exploitées de ce traité.

Guy Parmelin


Le ministre suisse de l’économie Guy Parmelin lors d’un appel vidéo avec le ministre chinois du commerce Wang Wentao, le 23 septembre 2024.


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Alors que les pays occidentaux, notamment l’Union européenne et les États-Unis, s’opposent de plus en plus frontalement à la Chine, la Suisse se distingue en se rapprochant bien plus de l’Empire du Milieu que beaucoup d’autres nations.

De son côté, la Chine n’a à ce jour conclu qu’une vingtaine d’accords de libre-échange dans le monde, principalement avec des pays proches, historiquement ou géographiquement. Si de petits pays (Islande, Maldives) ont également un accord avec la Chine, les partenaires de poids de Pékin restent l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), l’Australie et la Corée du Sud.


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Pourquoi cette proximité entre la Suisse et la Chine?

Pour la Chine, la Suisse a surtout fait office de test. «La Chine a utilisé cet accord pour étudier le fonctionnement du libre-échange en Europe», explique le spécialiste de l’Asie Patrick Ziltener, qui a étudié les retombées de l’accordLien externe pour le compte du Sino-Swiss Competence Center de l’université de Saint-Gall.

Selon Patrick Ziltener, il s’agissait aussi, pour la deuxième plus grande économie de la planète, d’asseoir sa réputation. La Chine voulait montrer au monde qu’elle permettait, et encourageait même, le libre-échange. Signer un accord avec la Suisse, pays respecté, lui permettait de s’élever au rang de partenaire fiable pour ce type de traités.

La Suisse ouvre des portes à la Chine

La Suisse a aussi offert à la Chine un accès important sur la scène internationale, en la reconnaissant comme une économie de marché au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), relèvent Ariane Knüsel et Ralph Weber dans l’ouvrage qu’ils consacrent aux relations entre les deux pays («Die Schweiz und China»). Ce fut le ticket d’entrée de la Chine pour le libre-échange avec d’autres partenaires commerciaux.

Pour la Suisse, cette reconnaissance n’était qu’une formalité, réglée par un simple fax au niveau du Conseil fédéral. L’UE, quant à elle, n’est toujours pas d’avis que la Chine défend les principes de l’économie de marché au sens où l’OMC l’entend, lit-on dans cet ouvrage. En tant qu’économie de marché reconnue par l’OMC, la Chine ne peut plus être attaquée en justice sur le marché mondial pour dumping, c’est-à-dire pour avoir maintenu des prix artificiellement bas, d’où son intérêt pour la question.

Au-delà du seul aspect économique, ce rapprochement sino-suisse contient également une composante historique. Dès 1950, la Suisse a en effet été l’un des premiers pays au monde à reconnaître la République populaire de Chine.

Enfin, il s’agit probablement aussi de transfert de technologies, car les entreprises qui recourent aux accords de libre-échange doivent souvent lever le voile sur leurs processus de production. Cela permet à la Chine d’enrichir ses compétences.

À qui profite le libre-échange?

On mesure souvent les effets d’un accord de libre-échange à la hausse du volume des échanges, mais cela ne reflète qu’une partie de la réalité. Car le libre-échange ne débouche pas, en premier lieu, sur davantage de volumes mais sur davantage de bénéfices, grâce à la suppression des tarifs douaniers. En 2022, l’économie suisse a économisé environ 187 millions de francs de frais de douanes non payés grâce à l’accord de libre-échange, selon les estimations de Patrick Ziltener.

Se pencher sur l’évolution des volumes des exportations suisses vers la Suisse peut même se révéler assez réducteur et détourner l’attention de la portée réelle de l’accord de libre-échange. En effet, les exportations suisses vers la Chine sont nettement dominées par l’or. Les exportations du métal précieux vers la Chine ont plus que doublé au cours de la dernière décennie et représentent plus de la moitié de la valeur totale des exportations.


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Cela s’explique par l’immense soif d’or de la Chine. L’année passée, la banque centrale chinoise a été le plus gros acheteur d’or au monde. Elle chercherait ainsi à rendre la Chine plus indépendante par rapport au dollar, selon des spécialistes

Il est ainsi intéressant de noter que si la Suisse prêche le multilatéralisme, les exportations d’or helvétiques aident Pékin à se détacher du système monétaire international. La Suisse abrite quatre des cinq plus grandes raffineries d’or au monde.

Mais les exportations d’or n’ont rien à voir avec l’accord de libre-échange. «La Chine n’impose pas de droits de douane à l’importation sur l’or, quelle que soit l’origine de la marchandise», rappelle Fabian Maienfisch, porte-parole du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO).

Voici donc l’évolution des exportations suisses vers la Chine, en faisant abstraction de l’or:


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Les exportations suisses ont grimpé dans ce cas de 74% sur dix ans pour atteindre 15,4 milliards de francs. Des secteurs tels que la pharma, l’horlogerie et l’industrie des machines se sont particulièrement tournés vers la Chine, avec une nette progression pour la pharma depuis dix ans.

Deux pays rivaux en tête

Mais la progression des exportations suisses sur cette période résulte-t-elle de l’accord avec la Chine? En partie seulement, puisque les exportations vers les Etats-Unis ont augmenté encore davantage que celles vers le partenaire chinois (graphique), alors même que la Suisse n’y a pas d’accord similaire.  


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Disons donc que l’exportation suisse est pour bonne part redevable à ces deux rivaux économiques que sont les Etats-Unis et la Chine.

Certains spécialistes y voient un risque qu’en cas d’intensification de la guerre commerciale entre l’Occident et la Chine, Washington et Bruxelles veuillent faire pression sur Berne pour se distancer de Pékin.

Silence autour des bénéfices en Suisse

Comme nous l’avons dit plus haut, le succès d’un accord commercial ne se mesure pas uniquement en termes de volume d’exportation, mais aussi par les gains liés aux exemptions de droits de douane. Et, de ce point de vue, «l’accord avec la Chine a permis aux entreprises suisses de réaliser des économies conséquentes», confirme Fabian Maienfisch du SECO. L’accord a contribué à améliorer la compétitivité de la Suisse sur le marché chinois par rapport à ses principaux concurrents que sont l’UE et les Etats-Unis, ajoute-t-il.

Mais quelles branches de l’économie suisse ont profité de telles économies? Les chiffres ne s’obtiennent pas auprès de la Confédération. Ils ne figurent pas dans son Monitoring du libre-échange 2022Lien externe, parce que «la Chine ne publie pas ces données officiellement», a répondu le SECO à swissinfo.ch.

L’horlogerie en profite le plus…

L’évaluation de l’Université de Saint-Gall, réalisée sous la direction de Patrick Ziltener, fournit des informations précises à ce sujet. Elle montre que la branche horlogère est celle qui en a le plus profité, puisqu’elle a économisé 133 millions de dollars de droits de douane rien qu’en 2022.

Il existerait en outre encore un potentiel d’économies de 46 millions de dollars par an dans cette branche, selon l’étude. Le potentiel d’économies serait également important pour l’industrie des machines. La Suisse entend exploiter ces possibilités.

…et la pharma quasiment pas

Secteur qui exporte le plus en volumes vers la Chine, la pharma est pourtant un secteur qui n’a économisé, lui, que 1,4 million de dollars en 2022

L’accord ne serait a priori pas aussi favorable à la pharma qu’à l’horlogerie. D’une part, parce que les droits de douane sont déjà bas dans la branche. D’autre part, parce qu’il implique que les compagnies pharmaceutiques doivent dévoiler leurs formules chimiques, ce qui n’est pas dans leur intérêt.


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La Suisse a trois objectifs pour améliorer l’accord:

1. Réduire encore les droits de douane

Parmi les objectifs de la Suisse, Fabian Maienfisch cite en premier «l’élargissement du démantèlement tarifaire pour les produits industriels». Pour l’heure, 1/5 seulement des exportations de machines sont exemptées, ou en partie seulement, de droits de douane. La Suisse vise aussi un allègement plus conséquent pour la pharma.

Le secteur horloger, où ces droits s’élèvent encore à 9,2%, est également dans la cible de Berne. Car la Chine prélève encore pour les produits dits de luxe un impôt général sur la consommationLien externe. Laissera-t-elle alors tomber cette taxe pour les montres suisses? Eu égard à la chute des ventes en Chine, la branche horlogère y est favorable.

Si Rolex ne communique pas, Richemont et Swatch annoncent de forts reculs de leurs chiffres d’affaires. Pour montrer toute l’importance d’un abaissement des droits de douane, l’économie réalisée par ce biais par l’exportation horlogère suisse en 2023 correspond au bénéfice réalisé par Swatch sur le premier semestre 2024 (164 millions de dollars).

2. La Suisse veut investir en Chine

La Suisse souhaiterait également que ses entreprises puissent investir davantage à l’avenir en Chine. Une motionLien externe en ce sens a été déposée au Parlement.

Mais le fait que le législatif veuille dans le même temps bannir les investissements chinoisLien externe dans des sociétés helvétiques place les négociateurs dans une situation plutôt complexe.

3. Droits humains et environnement

Si le peuple suisse n’a pas eu son mot à dire lors de la conclusion de l’accord avec la Chine en 2013, l’issue pourrait être différente cette fois-ci. Car en 2021, la population a dû voter sur un référendum quant à l’utilisation de l’huile de palme dans le cadre de l’accord de libre-échange conclu avec l’Indonésie. Des ONG avaient contraint alors le gouvernement suisse à défendre ses négociations lors d’une votation populaire.     

Forte de cette expérience, la délégation suisse veut couper l’herbe sous les pieds des opposant-es et éviter un référendum. Ainsi est-il prévu selon le vœu d’une commission parlementaire d’intégrer dans l’accord des volets «droits humains» et «environnement».

Le camp des adversaires de la Chine s’en contentera-t-il? Pas sûr. Les Vert-e-s déclarent vouloir soutenir un référendum si l’accord révisé ne garantit pas de façon contraignante ces deux volets. Le conseiller national Nicolas Walder l’a confirmé à swissinfo.ch.

Le parti socialiste suit la même ligne. Siégeant au Parlement à Berne, où il est membre de la commission de politique extérieure, Fabian Molina (PS) pose les mêmes conditions, mettant le doigt aussi sur le travail forcé. «Si le Conseil fédéral ne trouve pas de réponses à ces problèmes graves, nous rejetterons l’accord», dit-il.

Reste cette question: que veut la Chine?

Dans l’ensemble, la Chine profite moins de l’accord d’un point de vue économique que la Suisse. Les chiffres le montrent: la Chine a économisé au total 156 millions de francs en 2022 grâce aux suppressions de droits de douanes, soit 64 millions de moins que la Suisse. Mais si l’intérêt de Pékin pour un accord révisé est à relativiser économiquement parlant, il en va autrement d’un point de vue stratégique

Pour Patrick Ziltener, il est probable que Pékin veuille inclure dans les négociations l’exportation de sa main-d’œuvre, avec à la clé des permis de travail suisses pour des spécialistes chinois. Mais cette requête devrait butter sur des réticences en Suisse.

L’accord avec la Suisse garantit toutefois à la Chine de pouvoir compter sur un Etat occidental largement interconnecté, respecté au niveau international et situé au cœur de l’Europe; l’assurance que la Suisse continuera à ne pas mener de politique anti-chinoise.

Texte relu et vérifié par Reto Gysi, traduit de l’allemand par Alain Meyer/ptur

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