Pourquoi la chirurgie demeure la chasse gardée des hommes
En Suisse, de nombreuses disciplines chirurgicales restent essentiellement masculines. Face au sexisme ambiant, aux conditions de travail et aux difficultés de concilier vie privée et vie professionnelle, les femmes choisissent encore peu cette voie.
Ce contenu a été publié sur
21 août 2024 – 11:00
«Je ne retrouve pas le côté humain en chirurgie. J’ai l’impression qu’on répare les patients plus qu’on ne les soigne», affirme Lisa*, étudiante en 6e année à l’Université de Genève, au micro de la RTS. «Ce qui me plaît dans le rôle de médecin, c’est d’accompagner les patients, créer une relation avec eux.»
Les hommes, quant à eux, accordent plus d’importance au développement de carrière, à la compétitivité, à la sécurité financière ou encore à la recherche.
La chirurgie serait-elle donc une spécialité genrée? Frédéric Triponez ne prétend pas le contraire: «La plupart des femmes ont envie de faire des choses plus fines que couper de l’os. Et puis il y a des domaines plus difficiles physiquement, qui les attirent donc moins, comme la chirurgie orthopédique par exemple», affirme-t-il. Les données à disposition confirment le tableau dépeint.
Le plafond de verre
Mais les raisons avancées n’expliquent qu’en partie la faible proportion de femmes dans certains services. Plus l’on monte dans la hiérarchie, moins les femmes sont présentes, et cela quelle que soit la discipline médicale (voir graphique ci-dessous). Parmi toutes les disciplines confondues, les femmes ne représentent que 18% des médecins chefs. Alors que la psychiatrie en compte 44%, il n’y en a que 4,7% en chirurgie.
Contenu externe
Ce manque de représentation féminine aux plus hauts postes a beaucoup interpellé Marion, étudiante en 6e année de médecine, lorsqu’elle a réfléchi à la spécialisation à choisir: «En chirurgie, nous n’avons pas assez de modèles féminins. A qui peut-on s’identifier? Qui peut nous dire que cette carrière est compatible avec une maternité par exemple? Ou comment réagir face au harcèlement?»
Barbara Wildhaber est cheffe du département de chirurgie pédiatrique des HUG, la discipline chirurgicale qui a la proportion de femmes la plus élevée en Suisse (45%). Elle souligne elle aussi l’importance des modèles féminins et se félicite de pouvoir en être un pour son équipe: «Le fait qu’il y ait des chirurgiennes donne envie à d’autres femmes de le devenir et leur prouve qu’il est possible de faire ce métier.»
La difficulté de concilier vie privée et vie professionnelle
L’envie de fonder une famille peut encore constituer un obstacle dans une carrière de chirurgienne. C’est en tout cas ce que ressent Sara*. Il y a deux ans, dans un hôpital romand, son supérieur l’avait mise en garde: «Il m’a dit qu’il était hors de question que je tombe enceinte.»
«J’aurais choisi une autre discipline si j’avais su tout ce qu’elle impliquait au niveau personnel.»
Sara*, chirurgienne orthopédique dans un hôpital romand
Elle considère que la chirurgie n’est pas adaptée aux femmes et à un projet d’enfant: «Il faut beaucoup opérer pour se faire la main. Tomber enceinte, cela équivaut à ne pas opérer durant plusieurs mois et cela fait peur. Deux de mes connaissances ont arrêté en milieu de parcours, estimant qu’elles n’arriveraient jamais à avoir des enfants. Quant à moi, je me suis parfois dit que j’aurais choisi une autre discipline si j’avais su tout ce que la chirurgie impliquait au niveau personnel.»
La professeure Barbara Wildhaber, elle, l’assure: «C’est possible d’être à la fois mère et chirurgienne et je le rends possible pour mes collègues. J’ai plusieurs femmes dans mon équipe et elles sont nombreuses à avoir des enfants.» Elle admet toutefois être consciente que tous les services ne bénéficient pas de telles conditions: «Il faut que le patron ou la patronne s’adapte aux femmes et rende possible le fait de concilier vie professionnelle et vie de famille. La crainte liée au fait de s’absenter plusieurs mois pour un congé maternité vient de l’environnement que nous créons.»
En faire plus que les hommes
Et quand les femmes choisissent la voie chirurgicale, doivent-elles prouver et travailler plus que leurs collègues masculins? «En 2024, malgré toute ma positivité, je ne peux toujours pas dire qu’une femme doit juste faire le travail comme un homme», ajoute-t-elle. La faute notamment aux préjugés qui pèsent encore sur elles: les menstruations, la maternité et une vie de famille.
Devoir en faire plus que les hommes, Marion, étudiante en dernière année de médecine, l’a remarqué en stage dans un service de chirurgie: «Une des cheffes de clinique, dans une spécialité très masculine, avait une attitude beaucoup plus dure, plus violente, comme si face à ses collègues hommes, elle devait encore plus prouver qu’elle avait aussi sa place. Être témoin de ça ne m’a pas du tout donné envie de faire chirurgie. Devoir sans cesse prouver que l’on a sa place doit être épuisant au quotidien.»
Contenu externe
Les femmes sont très présentes dans les disciplines médicales les moins bien payées. Selon l’OFS, le salaire moyen en psychiatrie (68,4% de femmes) s’élevait à 137’317 francs en 2021 et à 108’635 francs en pédopsychiatrie (66,9% de femmes). La gynécologie-obstétrique (69,6% de femmes) fait exception, avec un revenu moyen de 248’275 francs en 2021. En chirurgie orthopédique, qui compte seulement 12,7% de femmes, le salaire moyen s’est élevé à 364’028 francs cette même année.
Selon plusieurs études, les femmes s’avèrent moins payées que leurs collègues masculins, quelles que soient les disciplines médicales. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. Selon une étude parue en 2021, à productivité égale, les femmes sont moins souvent et moins rapidement promues que les hommes. En outre, elles reçoivent de moins bonnes évaluations de la part de leurs supérieurs. De plus, des études menées sur plusieurs spécialités dans d’autres pays montrent que les femmes choisissent et facturent des procédures moins chères que les hommes et se retrouvent donc moins rémunérées.