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L’influence croissante de TikTok inquiète l’Europe et la Suisse n’est pas à l’abri

capitole tiktok


En janvier, les États-Unis ont failli interdire complètement TikTok pour des raisons de surveillance et de sécurité nationale.


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La plateforme vidéo chinoise fait l’objet d’interdictions et d’enquêtes à l’étranger pour son utilisation d’algorithmes puissants visant à influencer des élections et à diffuser des contenus préjudiciables. Malgré les préoccupations grandissantes autour de la santé mentale des jeunes et la démocratie, notamment après la montée de l’extrême droite en Allemagne, la Suisse exclut toute interdiction.

Courtes et addictives, les vidéos de TikTok divertissent des milliards de personnes de par le monde. Elles inquiètent également les autorités américaines et européennes. Soupçonné d’espionnage, le réseau social a frôlé l’interdiction aux Etats-Unis. Il fait actuellement l’objet d’enquêtes au sein de l’Union européenne pour son potentiel de diffusion de contenus préjudiciables et d’influence sur les élections.   

Des scientifiques examinent ainsi le rôle de ses algorithmes de recommandation dans la montée du parti d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland (AfD), qui a doublé son score lors des élections fédérales de février dernier et jouit d’une grande visibilité sur l’application.   

Ces préoccupations s’étendent à la Suisse, où TikTok compte plus de deux millions d’utilisateurs et utilisatrices, dont trois sur quatre ont entre 12 et 19 ans. En janvier dernier, ByteDance, la société mère de l’application, s’est enregistrée à Zurich. Le signe probable d’une velléité d’expansion dans le pays, même si ses projets n’ont pas été divulgués. 

Contrairement à l’UE, la Suisse n’a pas encore réglementé les grandes plateformes technologiques et a exclu d’interdire TikTok. «La cybersécurité relève de la responsabilité des entreprises et des particuliers», a déclaré un porte-parole du Centre national suisse de cybersécurité (NCSC).

Mais, avertissent des spécialistes, la portée de TikTok et de ses algorithmes pose des risques pour la démocratie et la santé publique.

«Dans une démocratie directe, il est essentiel d’évaluer les effets des plateformes sur l’opinion publique et de garantir l’accès à des informations fiables», appuie Estelle Pannatier, responsable politique de l’ONG suisse AlgorithmWatch CH.

La démocratie en danger 

L’impact de TikTok sur la démocratie suscite de plus en plus d’inquiétudes. Très visible sur la plateforme, l’AfD a obtenu le deuxième meilleur score aux élections fédérales allemandes.

«L’AfD a plus de vues et de comptes de fans sur TikTok que les autres partis», souligne Anna Katzy-Reinshagen, analyste à Berlin pour l’Institut pour le dialogue stratégique (ISD) qui travaille actuellement sur le sujet.

Avec d’autres scientifiques, Anna Katzy-Reinshagen a examiné le rôle de l’algorithme de TikTok dans la diffusion de fausses informations et l’amplification de certains contenus politiques. ConclusionLien externe: près de la moitié (49%) des cinq vidéos politiques les plus diffusées provenaient de l’AfD. De nombreux messages liés aux élections ne comportaient pas la clause de non-responsabilité recommandée par la Commission européenne pour signaler la publicité politique. 

Une autre étudeLien externe, de l’ONG d’investigation Global Witness, a révélé qu’à l’approche des élections, l’algorithme de l’application chinoise de médias sociaux favorisait fortement les contenus pro-AfD, y compris auprès d’utilisatrices et utilisateurs non partisans. 


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En vue des élections fédérales, les partis politiques allemands tels que le Parti social-démocrate et le parti de gauche Die Linke ont également développé leur présence sur TikTok. Mais leur contenu était beaucoup moins visible que celui des partis de droite.


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Ce n’est pas nouveau: l’AfD était déjà le parti le plus puissantLien externe et le plus suggéréLien externe dans la barre de recherche de la plateforme avant les élections régionales et européennes de 2024, où il a gagné le soutien des 18-24 ans.

La parlementaire suisse Meret Schneider craint qu’un phénomène similaire ne se produise en Suisse. Comme en Allemagne, l’Union démocratique du centre, parti de droite, attire davantage l’attention sur TikTokLien externe que ses concurrents, même si sa présence sur la plateforme n’en est qu’à ses débuts.

Dans une interviewLien externe accordée au journal Tages-Anzeiger, la députée verte a appelé à une réglementation «urgente» des réseaux sociaux.

TikTok pourrait nuire à la jeunesse suisse

Les préoccupations autour de TikTok ne se limitent pas à la politique. Une enquête de la télévision publique SRFLien externe a révélé comment, en proposant des vidéos basées sur de nombreuses données liées au comportement des utilisateurs et utilisatrices, les algorithmes de la plateforme pouvaient amplifier les sentiments de tristesse et de dépression.

«Si quelqu’un réagit à un contenu triste ou dépressif, l’algorithme de TikTok lui en recommandera encore plus», explique Lion Wedel, chercheur à l’Institut Weizenbaum de Berlin, qui analyse la plateforme.

Des documents internes révélés par une enquête américaine montrent que TikTok était conscient des risquesLien externe liés à ses algorithmes de recommandation, mais n’a rien fait pour en limiter les effets. 

L’Université de Zurich étudie également le lien potentiel entre les vidéos de TikTok et les taux de consommation d’alcool et de tabac chez les adolescents de Suisse. «De nombreuses vidéos montrent des jeunes s’amusant entre amis avec un verre d’alcool ou une cigarette à la main», explique Thomas Friemel, professeur spécialiste des médias.

Les résultats de cette étudeLien externe, à laquelle ont participé environ 1500 adolescents sur l’ensemble du pays, seront publiés à l’automne.

Des algorithmes inquiétants

De nombreuses applications de réseaux sociaux utilisent des algorithmes de recommandation, mais pour les spécialistes qui étudient les effets de TikTok, son IA sophistiquée et sa portée massive la rendent plus inquiétante que les autres plateformes.

«TikTok est unique», explique Lion Wedel, de l’Institut Weizenbaum de Berlin. «Elle s’adapte en temps réel à l’utilisateur, alors que les autres plateformes sont beaucoup plus lentes.» En analysant les données fournies par 350 utilisateurs de TikTok et 120 utilisateurs d’Instagram, le chercheur a constaté que la plateforme chinoise recueille davantage de données que ses concurrents dans le but d’affiner la personnalisation des flux.

TikTok stocke les vidéos visionnées par les utilisateurs et utilisatrices pendant trois mois et conserve jusqu’à 6000 likes passés, quel que soit l’âge de la personne. Elle récolte également toutes les activités, temps de visionnage, pauses, engagement… et les conserve pendant des mois.

La personnalisation des contenus recommandés se fait par de puissants algorithmes d’apprentissage automatique qui traitent toutes ces informations en temps réel. «Les données de Tiktok sont les plus détaillées», précise Lion Wedel.

Autre caractéristique de TikTok: elle interprète non seulement les interactions explicites (likes, commentaires, follows), mais aussi implicites. «Elle essaie de comprendre ce qui attire notre attention, même pendant quelques millisecondes», explique Martin Degeling, informaticien pour l’ONG AI Forensics, qui étudie les algorithmes opaques. Cette capacité à personnaliser le flux de manière très ciblée est, selon lui, ce qui rend TikTok si innovante et attrayante. 

À quoi pourrait ressembler une réglementation suisse?

Les utilisateurs et utilisatrices suisses bénéficient d’une protection partielle grâce à la loi européenne sur les services numériques, qui interdit les publicités ciblées pour les mineurs, impose la transparence dans les algorithmes de recommandation et exige des plateformes qu’elles suppriment rapidement les contenus illégaux.

Pour Estelle Pannatier, d’AlgorithmWatch, cela ne suffit pas à protéger les personnes qui utilisent la plateforme en Suisse. Selon elle, «une réglementation en Suisse est essentielle». 

L’activiste soutient une plus grande transparence à la fois sur la manière dont les plateformes recommandent et modèrent les contenus, et sur la manière dont elles ciblent des groupes spécifiques d’utilisateurs. Un projet de loi en ce sens était attendu l’année dernièreLien externe, mais le gouvernement suisse continue de le retarder. Une porte-parole du Département fédéral de la communication (DETEC) indique qu’il n’est pas clair quand et comment il sera mis en œuvre.

Certains pays, comme l’Inde, ont totalement interdit TikTok. D’autres – les États-Unis, le Canada et plusieurs pays européens – ont restreint son utilisation sur les appareils gouvernementaux.

La Suisse a décidé de ne pas interdire l’application en dépit d’un rapport alarmant publié en 2023Lien externe par l’Institut national de test pour la cybersécurité du pays. Le rapport a mis en évidence les risques liés aux droits étendus que les utilisateurs sont susceptibles d’accorder à la plateforme et à la localisation fréquente, qui rendent la surveillance «techniquement possible». Cependant, le test effectué par l’Institut n’a trouvé aucune preuve de vulnérabilité ou de surveillance des utilisateurs, ce qui était suffisant pour exclure une interdiction, selon les autorités.

En l’absence de réglementation, les petits pays comme la Suisse auront plus de mal à agir contre les abus de la plateforme, avertit Martin Degelin d’AI Forensics: «Si une menace spécifique se répand sur TikTok, il sera plus difficile pour la Suisse de la contrer.»


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Relu et vérifié par Gabe Bullard et Veronica De Vore, traduit de l’anglais par Albertine Bourget/ptur