Suisse

L’héritage, dernier tabou fiscal à ne pas ignorer ?

L’impôt sur les successions serait « le plus impopulaire » des impôts, et cette impopularité semblerait être croissante indépendamment du taux d’imposition. En France, une étude de Pauline Grégoire-Marchand en 2018 a montré que 87% des Français·es souhaitaient une diminution de l’impôt sur l’héritage, contre 78% en 2011.

L’impôt sur les successions, qui sera soumis au vote à travers l’initiative « Pour l’avenir », est considéré comme « le plus impopulaire » des impôts. Qu’est-ce qui explique cette situation ? Est-elle indépendante du taux de taxation ?

Au niveau européen, des enquêtes récentes montrent effectivement une impopularité croissante de cet impôt, indépendamment de son taux. En France, par exemple, Pauline Grégoire-Marchand a révélé en 2018 que 87% des Français·es estimaient que l’impôt sur l’héritage devrait diminuer afin de permettre aux parents de transmettre un maximum de patrimoine à leurs enfants. En 2011, seuls 78% des répondant·es soutenaient cette baisse. Cela indique une évolution dans cette perception de l’impopularité qui soulève des questions quant à ses causes. Est-ce le résultat d’une méconnaissance des règles et des taux en vigueur ? Peut-être, bien que l’on puisse douter que la connaissance des taux et des règles ait été plus grande il y a 30 ans. Peut-il s’agir d’un activisme politique – comme cela a été observé aux États-Unis – qui requalifie l’impôt successoral en tant que ‘taxe sur les morts’, alors qu’il devait initialement contribuer à limiter les inégalités sociales ? Il est probable que cela s’applique en partie.
En Suisse, une enquête réalisée en 2015 auprès des électeur·trices après un vote sur la réforme de la fiscalité successorale a révélé que l’argument selon lequel cet impôt frappait des actifs déjà imposés avait influencé le résultat.

Cette situation pourrait-elle découler d’une peur face à l’avenir, d’une inquiétude concernant un recul de l’État social, avec la famille redevenant le seul investissement sûr aujourd’hui ? C’est une hypothèse avancée notamment par l’économiste André Masson. En effet, dans divers cantons suisses, les taux d’imposition successorale ont baissé ces dernières années, certains les ayant même totalement supprimés. Le professeur Marius Brülhart de l’Université de Lausanne a montré que le taux d’imposition moyen était passé de 4,1% à 1,4% au cours des 30 dernières années. Il semble établi que nous redevenons des « sociétés d’héritier·es » et très inégales. Paradoxalement, la nécessité de l’impôt successoral pour réduire les inégalités sociales semble aujourd’hui avoir perdu toute pertinence.

Concernant l’initiative « Pour l’avenir », seulement 2500 personnes seraient concernées, mais les projections indiquent qu’elle serait rejetée. Comment expliquer ce soutien populaire envers les plus nanti·es ?

Il est difficile de l’affirmer sans études d’opinion. Toutefois, le professeur Brülhart a souligné l’importance de l’argument du risque d’exil fiscal. Plus qu’un soutien populaire envers les plus riches, il pourrait s’agir principalement d’une peur face à des discours alarmistes ou d’une prise en compte pragmatique de la libre circulation des richesses – même si des mesures transitoires sont envisagées. De plus, le seuil des 50 millions suscite des interrogations sur d’autres valeurs démocratiques. Pourquoi un tel seuil ? Cela ne semble-t-il pas impliquer que l’impôt successoral, même s’il était progressif, est injuste s’il épargne les héritages de moins de 50 millions de francs ?

Comment les sciences sociales approchent-elles la question de la taxation de l’héritage par rapport aux économistes ? Quelles solutions peuvent-elles proposer ? De quelle manière pourraient-elles faciliter l’acceptation de réformes fiscales ?

Les perspectives offertes par différentes disciplines enrichissent la réflexion plutôt que de s’opposer. Le récent ouvrage d’histoire des idées de Mélanie Plouviez, qui examine les débats sur le droit successoral durant la Révolution française, est fascinant car il rappelle des discussions d’alors qui pourraient résonner aujourd’hui : il était notamment moins question de taux d’imposition que de qui devait hériter.

Par ailleurs, le travail sociologique d’Alexis Spire interroge les conditions d’acceptation ou de contestation de l’impôt, en relation avec les biographies des individus ou leur rapport aux institutions étatiques, que ce soit de manière pratique – par exemple, l’accès aux services publics – ou symbolique. Les scandales politiques, comme celui du bouclier fiscal dans le canton de Vaud, pourraient également avoir un impact.

En réalité, les préférences – et par conséquent les votes – des individus ne seraient pas nécessairement influencés par leur situation économique personnelle, mais davantage par leur relation aux institutions, notamment aux services publics et à l’État. L’initiative a le mérite de remettre ce sujet à l’avant-garde politique. Plus généralement, il serait bénéfique de réintégrer la question de l’impôt et du droit successoral dans un débat plus large sur les formes de justice ou d’égalité aspirées, ainsi que sur les modalités de solidarité escomptées ou attendues et leur financement.