Le Japon tente de reconquérir les grands groupes pharmaceutiques
Le Japon représente le troisième marché pharmaceutique mondial, mais il est de plus en plus délaissé par les fabricants de médicaments internationaux. En cause: des contrôles stricts sur les prix qui ont freiné le lancement de nouveaux produits et étouffé l’innovation. Le gouvernement prend désormais des mesures pour inverser la tendance.
Le marché du médicament au Japon est en souffrance. Alors qu’il était autrefois un important développeur de produits innovants, le pays a pris du retard par rapport à ses concurrents que sont les États-Unis, l’Europe et même la Chine, qui est en passe de devenir une puissance mondiale dans le secteur pharmaceutique. La politique menée depuis dix ans pour faire baisser les prix des médicaments, en réponse aux inquiétudes concernant l’augmentation des coûts de la santé, a également dissuadé les groupes pharmaceutiques étrangers de lancer leurs médicaments dans le pays.
«L’attractivité du marché pharmaceutique japonais diminue pour les entreprises nationales et étrangères», indique Hideki Sato, responsable des relations médias chez Chugai Pharmaceutical, dans un courriel adressé à SWI swissinfo.ch. Chugai Pharmaceutical, développeur et fabricant japonais de médicaments détenu en majorité par la société suisse Roche, était l’an passé le troisième plus grand vendeur de médicaments sur ordonnance du pays.
Vas Narasimhan, directeur général de la multinationale suisse Novartis, a déclaré en janvier dernier à l’agence de presse japonaise Nikkei que la perte de médicaments (indisponibilité de produits parce qu’ils ne sont pas lancés sur le marché ou en sont retirés) et le retard dans la disponibilité de nouveaux traitements («drug lag») étaient devenus de graves problèmes dans le pays.
L’an dernier, le gouvernement japonais a lancé une vague de réformes visant à attirer les fabricants de médicaments étrangers, craignant de plus en plus que les malades n’aient pas accès aux nouveaux traitements et que le pays prenne du retard dans la découverte de nouveaux médicaments. Cette stratégie a franchi une étape majeure le 30 juillet, lorsque le Premier ministre Fumio Kishida a annoncé une feuille de route visant à faire du Japon une «terre de découverte de médicaments» et à garantir la livraison des produits les plus récents. Il s’agit de l’une des «politiques les plus importantes» du gouvernement, a-t-il dit.
«Certains patients japonais n’ont d’autre choix que de payer pour importer des médicaments ou de se rendre à l’étranger en dernier recours», a souligné Fumio Kishida lors du Gate Opening Summit on Innovative Drug Discovery qui s’est tenu le 30 juillet à Tokyo. Des fonctionnaires, des spécialistes et des membres de grandes entreprises pharmaceutiques, parmi lesquelles Novartis, ont pris part à l’événement. «Nous ne voulons pas que la patientèle subisse cela, et nous souhaitons aussi être un pays où la découverte de médicaments contribue non seulement aux patientes et patients japonais, mais aussi à celles et ceux du monde entier.»
Cent-quarante-trois médicaments déjà approuvés en Europe ou aux États-Unis n’ont pas reçu le feu vert au Japon, selon les données du ministère japonais de la Santé datant de mars 2023. Pour 86 d’entre eux, il n’était pas envisagé de solliciter une autorisation au Japon.
La feuille de route définit des mesures visant à faire du Japon un pays attractif pour les sociétés pharmaceutiques, notamment en lançant des essais cliniques sur des médicaments non disponibles au cours des deux prochaines années et en créant plus de dix start-up spécialisées dans la découverte de nouveaux produits d’ici à 2028. Ce, avec un important soutien financier.
Ces mesures s’ajoutent à d’autres réformes entrées en vigueur en avril, notamment une primeLien externe de 5 à 10% pour l’introduction rapide de nouveaux médicaments. «Elles devraient avoir un impact positif sur les entreprises pharmaceutiques», selon Hideki Sato, de Chugai Pharmaceutical. Parmi les autres réformes figure la suppression de l’obligation d’effectuer des essais cliniques de phase 1.
Augmentation des coûts de la santé
Les origines de la crise actuelle du secteur pharmaceutique au Japon résident dans la révision du système de santé qui a débuté en 2011. Le vieillissement de la population et la hausse des prix des médicaments ont entraîné une explosion des dépenses et incité le gouvernement à chercher des moyens de maîtriser les coûts.
Durant des décennies, le Japon a été le deuxième marché pharmaceutique mondial, en termes de ventes, après les États-Unis. Bien que l’Autorité japonaise de réglementation des médicaments ait imposé aux fabricants de réaliser des essais cliniques de phase 1 pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché, les prix élevés compensaient les coûts. Une étudeLien externe menée en 1982 par l’Office of Health Economics du Royaume-Uni a révélé que les prix des médicaments au Japon (pour un même panier de produits) étaient 17% plus élevés qu’en Suisse et en Allemagne de l’Ouest, et supérieurs de 40% à ceux du Royaume-Uni et de 60% à ceux de la France et de l’Italie. Le pays était également rapide à approuver et à rembourser les médicaments.
Le Japon est devenu un important développeur de nouveaux médicaments grâce à des investissements massifs dans la recherche et le développement. Environ 16% des nouveaux médicaments majeurs introduits au niveau international entre 1980 et 1984 provenaient du Japon, une part supérieure à celle de l’Allemagne (15%) et de la Suisse (13%). Les fabricants de médicaments étrangers ont activement recherché l’innovation des entreprises japonaises telles que Takeda, Esai et Chugai.
Mais le vieillissement de la population japonaise a exercé une pression croissante sur le système national d’assurance maladie. Selon la Banque mondiale, les dépenses de santé du pays représentaient 7% du produit intérieur brut (PIB) en 2000 pour atteindre près de 11% en 2020. Si ces chiffres reflètentLien externe les augmentations observées dans d’autres pays de l’OCDE, la part des dépenses financée par l’Etat est nettement plus importante au Japon (84%) que dans la moyenne des pays membres de l’OCDE (65%).
Contenu externe
Pour assurer sa viabilité financière, le gouvernement a commencé à forcer les fabricants à réduire leurs prix. Depuis 2015, plus de 50 changements ont été apportés au régime de fixation des prix des médicaments, affirmaitLien externe en 2022 à l’agence Reuters un représentant de l’industrie pharmaceutique. Dans de nombreux cas, les prix des médicaments au Japon sont inférieurs de moitié à ceux pratiqués aux États-Unis, pointe Andrew Chen, un consultant qui a vécu au Japon durant une dizaine d’années et qui travaille aujourd’hui à Hong Kong pour la société Health Advances.
Outre la réduction des prix, le gouvernement a défini des critères stricts en vue d’une approbation accélérée spéciale pour les médicaments innovants. Ces mesures n’ont servi qu’à décourager les groupes pharmaceutiques étrangers de demander l’autorisation de nouveaux traitements et à freiner l’enthousiasme pour la recherche.
En 2023, seuls 20 médicaments considérés comme « novateurs » ont été lancés au Japon, le chiffre le plus bas depuis 2014. C’est moitié moins qu’aux États-Unis.
«Nous constatons que les entreprises lancent leurs produits au Japon plus tard qu’auparavant. Dans le passé, le pays constituait l’un des premiers marchés pour les lancements, mais aujourd’hui les entreprises, en particulier pour les médicaments contre les maladies rares, donnent la priorité à d’autres marchés», relève Andrew Chen.
Entre-temps, la Chine est devenue un nouveau marché majeur avec une croissance rapide, ainsi qu’un centre d’innovation important. La concurrence s’en trouve ainsi renforcée.
La part des entreprises japonaises dans les démarrages d’essais cliniques a diminué, passant de 11% en 2013 à 4% en 2023. Celle des sociétés chinoises a, elle, bondi de 3% à 28% au cours de la même période, selon un rapport d’IQVIA, leader mondial de la recherche clinique et des données de santé.
La voie du renouveau
Avec moins de recherche dans le pays, le Japon est devenu de plus en plus dépendant des médicaments importés, alors que les groupes pharmaceutiques étrangers sont moins intéressés par le développement et la vente de médicaments dans le pays.
«La principale raison pour laquelle le développement au Japon stagne est que le marché japonais n’est pas attractif», déclare à SWI swissinfo.ch un membre du conseil d’administration d’une entreprise pharmaceutique japonaise, qui souhaite garder l’anonymat. «Les entreprises à la recherche du profit perdent de plus en plus l’envie de développer de nouveaux médicaments au Japon.»
Les demandes d’autorisation représentent un lourd fardeau pour les petites sociétés de biotechnologie ou les jeunes pousses, principalement américaines, qui sont à l’avant-garde de nombreuses nouvelles technologies pharmaceutiques.
Contenu externe
Alors que la réforme s’accélère, certains groupes pharmaceutiques affirment rester attachés au pays. «Le Japon est l’une de nos quatre zones géographiques prioritaires, avec les États-Unis, l’Europe et la Chine, pour les nouvelles thérapies innovantes», précise un porte-parole de Novartis dans un courriel adressé à SWI swissinfo.ch, en réponse à une demande de commentaire sur les projets du groupe bâlois.
«Le Japon reste un marché important et attrayant, avec une science de haut niveau et une main-d’œuvre bon marché, surtout avec une monnaie aussi faible en ce moment», d’après Ryo Hanamura, partenaire du cabinet de conseil en stratégie Arthur D. Little au Japon. Reste que le pays doit encore trouver des ressources financières pour «soutenir de manière adéquate les médicaments innovants».
Texte relu et vérifié par Nerys Avery/vm/ts, traduit de l’anglais par Zélie Schaller