La Suisse se détourne-t-elle des Balkans?
La Suisse veut réduire l’argent consacré à la coopération au développement au profit du réarmement militaire. Les Balkans occidentaux, importants sur le plan géopolitique, seraient notamment touchés.
Dans la Suisse neutre, les signes sont au réarmement: quatre milliards de francs supplémentaires doivent être investis dans l’armée au cours des quatre prochaines années, du moins si l’on en croit le souhait du Conseil des États. Mais où trouver cette somme? Les finances publiques sont plus serrées que par le passé et la Suisse ne peut pas acheter d’armes à crédit: le mécanisme du frein à l’endettement, qui exige un budget national équilibré, l’interdit.
Une proposition, soutenue surtout dans le camp de la droite conservatrice, repose sur l’idée suivante: la moitié de l’argent pour l’armée devrait provenir du budget de la coopération au développement. La plus grande partie de cette somme serait économisée par la Direction du développement et de la coopération (DDC). Conséquence: la liste des pays prioritaires de la politique de développement suisse pourrait passer de 34 actuellement à 28 ou 26.
Parmi eux, l’Albanie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine — des pays qui comptent une diaspora conséquente en Suisse.
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La Suisse prendrait ainsi une autre voie que la plupart des États européens. Les Balkans occidentaux sont considérés comme une région géostratégique dont l’importance s’est encore accrue depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022.
Il s’agit d’une région prioritaire pour l’UE qui a adopté l’hiver dernier un plan de croissanceLien externe et accordé à la Bosnie-Herzégovine le statut de candidat à l’adhésion (avec l’Ukraine et la Moldavie). Certains pays, comme l’Allemagne et l’Autriche, placent également les Balkans occidentaux en priorité de leur coopération au développement.
Craintes d’une organisation suisse de développement
Les ONG engagées sur place pour le compte de la DDC seraient notamment touchées par cette réduction. Helvetas, par exemple, une organisation de coopération au développement et d’aide humanitaire qui travaille dans les Balkans occidentaux depuis deux décennies.
Selon Matthias Herr, responsableLien externe du département Europe de l’Est d’Helvetas, un retrait de la région serait une erreur du point de vue de la politique de sécurité. «Il est légitime que la Suisse envisage des investissements plus importants dans l’armée, dit-il. Mais la coopération au développement fait aussi partie de la politique étrangère et de sécurité. La coopération au développement a justement beaucoup contribué à la stabilisation de la région dans les Balkans occidentaux.»
Un retrait de la région créerait un vide qui serait rapidement comblé par des États comme la Russie, la Chine, l’Arabie saoudite ou la Turquie, estime Matthias Herr. Ces derniers renforceraient leur influence politique par leur engagement — et lieraient leur soutien à des conditions moins strictes, ce qui pourrait notamment favoriser la corruption et la dégradation des normes environnementales.
La région est confrontée à d’importants problèmes: le chômage et l’émigration sont élevés, les tendances autoritaires augmentent dans certains pays, les déficits économiques structurels et la corruption persistent. Helvetas s’y attaque avec deux priorités thématiques: la promotion économique (surtout les perspectives professionnelles des jeunes) et la gouvernance (par exemple, les processus de décentralisation, le renforcement des administrations locales ou la promotion de la société civile) — avec des succès mesurables.
L’une des critiques formulées à l’encontre de la coopération au développement est qu’elle soutient des gouvernements à la démocratie douteuse. Pour Matthias Herr, «si nous ne nous engagions pas, de telles orientations auraient tendance à se renforcer». La décentralisation et la présence de sociétés civiles fortes constituent des correctifs importants dans ces États qui ont été dirigés de manière centralisée et autoritaire pendant la guerre froide, avec des répercussions visibles encore aujourd’hui.
L’effet paradoxal de l’UE
La guerre froide et les conflits qui ont suivi dans la région semblent bien loin, au point que certains et certaines se demandent pourquoi les Balkans devraient encore bénéficier d’une aide au développement, explique Adnan Ćerimagić, analyste à l’European Stability InitiativeLien externe. «La moitié des États sont dans l’OTAN, certains ont une perspective d’adhésion à l’UE», relève-t-il. Mais une analyse superficielle permet de voir que les évolutions ne sont pas irréversibles.
Les tensions politiques ont à nouveau augmenté, notamment entre le Kosovo et la Serbie, et au sein de la Bosnie-Herzégovine. À cela s’ajoute le fait que «les facteurs économiques et sociaux parlent un langage clair: l’écart avec les autres États européens ne se réduit pas — mais s’accroît», précise Adnan Ćerimagić.
Ce dernier craint moins qu’un retrait suisse ne crée un espace qui pourrait être occupé par la Russie, par exemple. Il s’attend plutôt à ce que des vides subsistent. Il ne voit pas d’autres États européens s’engouffrer dans la brèche. «Le processus d’adhésion à l’UE a un effet paradoxal: lorsqu’un État entre dans l’Union, les pays européens suspendent souvent leur aide bilatérale. L’UE met des moyens financiers à disposition, mais ceux-ci sont généralement moins importants. Et comme on peut le constater, la plupart des processus sont de fait bloqués — ce qui maintient les États de la région dans les limbes», analyse-t-il.
Si la Suisse se retirait maintenant, elle perdrait des réseaux et des connaissances qui ont mis des décennies à se construire, explique encore Adnan Ćerimagić. La contributionLien externe suisse à la Bosnie-Herzégovine en 2023, par exemple, s’élevait à 16 millions de francs (avec l’Albanie et la Serbie, cela représente environ 75 millions). Au vu de ce montant modeste, on devrait se demander, à Berne, si le retrait d’un voisinage fragile en période de formation de blocs politiques servirait réellement les objectifs de la politique étrangère.
Finances serrées et intérêts personnels
L’objectif de l’ONU de consacrer 0,7% du revenu national brut à l’aide au développement est également reconnu par la Suisse comme un objectif à long terme — comme la plupart des États, elle ne l’a encore jamais atteint (l’année dernière, le montant s’élevait pour la première fois à 0,6%).
La coopération internationale est désormais sous pression dans toute l’Europe pour de multiples raisons: la pandémie et la guerre en Ukraine ont mobilisé d’importants moyens financiers, plusieurs États ont globalement moins de ressources à disposition.
Le nombre élevé de réfugiés et réfugiées ukrainiens a entraîné des coûts supplémentaires dans plusieurs pays européens — des dépenses qui peuvent être imputées aux budgets de la coopération internationale. À cela s’ajoute le fait que l’aide au développement est détournée en direction de l’Ukraine — la Suisse veut utiliser 15% de son aide totale à cet effet.
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Une composante idéologique pèse également dans le débat: la montée en puissance des partis conservateurs et de droite, traditionnellement hostiles à l’aide au développement, a entraîné une réduction des moyens. Les fonds qui sortent des frontières nationales s’amenuisent.
Et quand l’État y consent, c’est pour son bénéfice: l’argent de la coopération internationale sert de plus en plus à poursuivre les intérêts économiques propres — cette tendance se dessine dans toute l’Europe.
L’exemple de la Suède est éloquent: après l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement conservateur, le ministère de l’Aide au développement et le ministère du Commerce ont été fusionnésLien externe. Les Balkans occidentaux sont certes toujours considérés comme importants par Stockholm — mais le gouvernement souhaite principalement utiliser les «synergiesLien externe avec les activités de l’UE» à cet effet.
De son côté, la Suisse a opéré un nouveau changement de cap avec sa stratégieLien externe actuelle de coopération internationale: l’aide au développement est «stratégiquement liée» à la politique migratoire. Les résultats sont jusqu’à présent mitigés.
Retrait conséquent en perspective?
Si la Suisse réduit effectivement son budget pour l’aide au développement, les Balkans occidentaux ne seront pas la seule région concernée. Un retrait pourrait aussi toucher d’autres États prioritaires de la coopération au développement comme la Géorgie, la Tunisie, l’Égypte, le Myanmar et le Mali.
En outre, une suppression de l’aide d’urgence de près d’un demi-milliard de francs est prévue. Cela pourrait signifier un éloignement des régions en crise comme l’Afghanistan, la Syrie, le Yémen et le Soudan — des pays plus pauvres que les Balkans occidentaux. Une réduction des contributions aux organisations internationales comme le HCR ou le CICR pourrait également être à l’ordre du jour.
Les coupes envisagées sont d’autant plus remarquables qu’il existe, depuis des années, une majorité au sein de la population qui souhaite augmenter l’aide au développement: celle-ci a certes diminué, mais reste établie à 58% selon une étudeLien externe de l’EPFZ publiée récemment. Le Parlement devrait se pencher à nouveau sur le sujet cet automne.
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Texte relu et vérifié par Marc Leutenegger, traduit de l’allemand par Lucie Donzé/op