Comment la pop star Bambie Thug s’est invitée dans le vote de Bâle-Ville sur l’Eurovision
L’organisation du Concours Eurovision de la chanson revient finalement à Bâle. En dépit des lenteurs liées à l’exercice de la démocratie directe, le sprint a été intense pour arracher ce vote.
Deux heures à peine après la prestation du chanteur suisse Nemo ce printemps à l’Eurovision et la proclamation des votes du public et du jury, il était évident pour les téléspectateurs et téléspectatrices d’Europe entière que la Suisse allait devoir organiser cet événement en 2025. Ce qui n’a pas réjoui que les fans de l’Eurovision en Suisse.
Mais dans ce pays où le peuple peut s’exprimer lors de différents scrutins par an, six mois auront été nécessaires pour avaliser cette organisation. La population de Bâle-Ville a finalement accepté à une large majorité (67%) un crédit de 35 millions de francs pour que l’Eurovision se concrétise entre ses murs.
Si un non était sorti des urnes, cette somme n’aurait pu être versée par le canton. Et la SSR, maison-mère de swissinfo.ch, aurait dû retirer alors l’organisation à Bâle, à en croire le quotidien Basler Zeitung.
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Dans une forme d’escalade, l’Union européenne de radio-télévision (UER) aurait pu intervenir en retirant même à la Suisse l’attribution de cet événement. Contrairement à Zurich, Berne ou Genève, les trois autres villes qui s’étaient portées candidates pour l’Eurovision, celle de Bâle possède la particularité d’être à la fois une ville et un canton. Confier à la ville de Berne cet événement aurait été plus risqué si un référendum avait été déposé. Car si les villes bernoises votent à gauche, la campagne, très majoritaire en voix, est plus conservatrice.
Fin novembre, lorsque l’UER se réunira, Bâle saura si l’organisation lui échoit définitivement. À titre de comparaison, Malmö avait été fixée sur son sort en juillet 2023 pour l’édition 2024. Voilà qui montre à quel point les rouages de la démocratie directe peuvent ralentir.
Tout est allé très vite
Le 11 septembre, Joël Thüring, président de la commission des Finances du canton de Bâle-Ville et membre de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) s’était pourtant enthousiasmé à la tribune du parlement en s’exclamant «Bâle 12 points, la joie règne!» après le vote du législatif pour libérer cette somme. Seules quatre voix s’y étaient opposées. Les partis étaient unanimes. Puis le référendum a été déposé.
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Dans les starting-blocks, des membres de l’Union démocratique fédérale (UDF), parti d’obédience chrétienne-conservatrice, se sont rendus alors de toute la Suisse vers Bâle pour récolter à temps assez de signatures, 2000 étant nécessaires pour faire aboutir un référendum. Six semaines plus tard, le 28 octobre, l’UDF a déposé son texte à la Chancellerie avec 4200 paraphes. Puis le 4 novembre, soit à peine une semaine plus tard, le corps électoral bâlois a reçu le matériel de vote, y compris le message des autorités et les arguments des référendaires sur cinq pages. Comment cela a pu aller aussi vite?
«Le 26 octobre, les bulletins de vote et le message ont été imprimés en deux versions, l’une avec et l’autre sans référendum», a indiqué à swissinfo.ch Marco Greiner, porte-parole de l’exécutif bâlois. Le 24 novembre, Bâloises et Bâlois ont eu à voter aussi sur d’autres objets.
Question d’image
Malgré des délais très brefs, les deux parties engagées dans cette bataille ont pu donc faire valoir leurs arguments. Pour les autorités, qui veulent faire de cette manifestation «une fête de la tolérance pour l’ensemble de la population», l’Eurovision est «une grosse valeur ajoutée dont Bâle profitera internationalement en termes d’image».
A contrario, leurs adversaires parlent de «gaspillage d’argent» et «de perte d’image» pour la cité rhénane. «Nous ne voulons pas servir de tribune à une manifestation qui n’a pas réprimé suffisamment des excès anti-juifs», a brandi l’UDF, eu égard aux incidents qui avaient visé ce printemps, à Malmö, la chanteuse israélienne Eden Golan.
«Contributions occultes et sataniques»
Se rejoue en définitive pour cette frange le combat entre le bien et le mal mêlé au sentiment d’avoir été victime jadis d’un «double standard» à l’Eurovision. Pour rappel: un groupe de l’Armée du Salut, groupe chrétien évangélique, n’avait pu concourir sous ce nom-là et porter les couleurs de la Suisse il y a une bonne dizaine d’années.
«Des contributions occultes et sataniques sont tolérées et célébrées» à l’Eurovision, se sont indignés les référendaires pendant la campagne, criant à l’injustice. En pointant aussi du doigt la diablesse irlandaise non binaire Bambie Thug, dont la « contribution » à Malmö se référait à Harry Potter. En chantant «Avada Kedavra, I speak to destroy», Bambie Thug s’était grandement inspiré de la malédiction de la mort bien connue dans la série, et non d’un courant religieux.
Mais il est possible que la présence de son sourire dans les spots et affiches dans les transports publics bâlois ait davantage effarouché les référendaires que les 35 millions de francs prévus pour l’Eurovision. D’autant que les finances de Bâle-Ville sont au beau fixe avec des bénéfices se chiffrant à des centaines de millions de francs par an.
Influence nationale et politique locale
Même si c’est la section de l’UDF de Bâle-Ville qui a finalement réceptionné les feuilles de signatures du référendum, celui-ci est devenu finalement une affaire nationale. Des membres du parti suisse de l’UDF ont fait campagne, son président Samuel Kullmann en tête, alors que celui-ci vient non de Bâle, mais de l’Oberland bernois. De façon transparente, l’UDF a expliqué que cette votation à Bâle avait été provoquée par des membres d’autres sections que Bâle-Ville.
Professeur à l’université de Berne et directeur de la plateforme en ligne Année Politique Suisse, Marc Bühlmann ignore à quelle fréquence des référendums sont lancés sous l’impulsion de personnes extérieures à leur région. «Je pense que ce n’est pas aussi rare», dit-il.
Des thèmes nationaux sont votés à l’échelon local. Et des objets à large écho comme le salaire minimum ou la transparence du financement des partis sont «testés» dans les cantons selon une orchestration entre base des partis et sections cantonales, rappelle-t-il.
Pour ce professeur en sciences politiques, ces diverses configurations «ne posent aucun problème en termes de démocratie». À Bâle, les signatures pour ce référendum émanent de citoyennes et citoyens du lieu, dit-il. «C’est donc bien la population du canton de Bâle-Ville qui a déclenché cette votation. C’est à cette aune qu’il faut se fier pour savoir si un objet doit être ou non soumis au peuple». En théorie de la démocratie, on peut voir positivement cette évolution ou émettre des critiques quant au fait qu’une force extérieure sous-tend une votation.
On peut également aller plus loin. «En prenant une perspective plus participative de cette même théorie, il ne peut pas y avoir assez de votations et de débats sur un thème. Ce qui reviendrait à dire qu’il faut saluer que des acteurs extérieurs au canton s’en soucient».
Relu et vérifié par Giannis Mavris / traduit de l’allemand par Alain Meyer / kro
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