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Comment la gentrification à Zurich a entraîné une pénurie de logements

«Vous savez quel est le premier signe que vous allez devoir quitter votre quartier? C’est l’apparition de boutiques de vêtements vintage. Il n’y a rien de pire pour un quartier que des pauvres qui ont du style.»


«Vous savez quel est le premier signe que vous allez devoir quitter votre quartier? C’est l’apparition de boutiques de vêtements vintage. Il n’y a rien de pire pour un quartier que des pauvres qui ont du style.»


Unsplash / Hugo Clément

L’architecte Fareyah Kaukab compare la gentrification à Zurich à des cas similaires dans d’autres pays développés. Alors que les biens immobiliers deviennent une simple marchandise, elle s’interroge: les villes seront-elles bientôt vidées de leurs habitantes et de leurs habitants?

Même l’une des villes les plus riches du monde, Zurich, peine à faire face à sa crise du logement, un problème commun à presque toutes les métropoles. Alors que les commerces de proximité cèdent la place à des cafés branchés et que des communautés diverses sont remplacées par des «yuppies» (jeunes cadres ambitieux), Zurich, une ville où la classe moyenne représente le bas de la pyramide sociale, est confrontée à un enjeu croissant: fournir des logements abordables.

Le dernier rapport de la banque Raiffeisen sur l’immobilierLien externe, publié en septembre, révèle une augmentation de 6,4% des loyers proposés au deuxième trimestre de cette année – la plus forte hausse depuis plus de trente ans. Dans le quartier gentrifié de Zurich-Ouest, les prix de l’immobilier continuent de s’envoler, avec une multiplication des projets de luxe.

Les rapports sur le marché immobilier mettent souvent en évidence les loyers élevés dans l’Ersatzneubau – les nouvelles constructions qui remplacent les bâtiments anciens. Par exemple, un appartement de 3,5 pièces à Zurich-Ouest est loué 8’100 francs par mois, selon le quotidien zurichois Tages-AnzeigerLien externe. Un chiffre qui contraste fortement avec les moyennes de 2022 pour l’ensemble de la ville: 1787 francs pour un appartement de quatre pièces et 1470 francs pour un trois-pièces, d’après la Ville de ZurichLien externe.

L’édifice de l’Ankerstrasse 114, situé près du quartier chaud de la Langstrasse à Zurich, avant sa rénovation. Un appartement de 3,5 pièces du nouvel immeuble est actuellement proposé au prix de 4650 francs par mois sur une plateforme de location.


L’édifice de l’Ankerstrasse 114, situé près du quartier chaud de la Langstrasse à Zurich, avant sa rénovation. Un appartement de 3,5 pièces du nouvel immeuble est actuellement proposé au prix de 4650 francs par mois sur une plateforme de location.


Creative Commons By Sa 4.0 / Baugeschichtliches Archiv

La pandémie de Covid-19 a bouleversé le marché de l’immobilier: les maisons en banlieue sont devenues plus attrayantes et les bureaux moins indispensables. Pourtant, les secteurs de la technologie et de la finance se sont considérablement développés à Zurich au cours de cette période, avec l’afflux d’employés bien rémunérés issus de start-up et la présence du siège européen de Google. Ce dernier a connu une croissance continue depuis 2004 et emploie désormais plus de 5000 personnes dans une ville de quelque 400’000 habitants. 

Selon la société de capital-investissement Oak’s Lane Stone CapitalLien externe, ces entreprises offrent des salaires nettement supérieurs au revenu minimum local de 4000 francs par mois. D’après Bloomberg, Google paie ses développeurs logiciels, même juniors, jusqu’à 200’000 francs par an. Cet afflux de professionnels bien rémunérés a stimulé la demande d’appartements luxueux. Un phénomène comparable à la situation de San Francisco, où les loyers ont bondi de 24% au cours de la dernière décennie.

Le bureau de Google à l’Europaallee a ouvert en 2022. Ce quartier est l’un des plus chers de Suisse.


Le bureau de Google à l’Europaallee a ouvert en 2022. Ce quartier est l’un des plus chers de Suisse.


Keystone/Ennio Leanza

La théorie et la pratique de la gentrification

En principe, on parle de gentrification lorsqu’un quartier devient plus attrayant pour une classe sociale aisée, entraînant le déplacement des populations à faible revenu. À Zurich, ce processus est le reflet d’une crise du logement plus large, où la demande pour l’immobilier de luxe transforme la ville. 

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Ce phénomène n’est pas nouveau. Phillip L. Clay, professeur de politique du logement et d’urbanisme à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), avait déjà mené des recherches approfondies sur le sujet avant de publier en 1979 un livrequi traite de la mue des villes américaines.

Dans cet ouvrage, Phillip L. Clay décrit les cinq étapes de la gentrification, à commencer par la phase pionnière, au cours de laquelle des artistes, des bohèmes ou des personnes tolérantes au risque s’installent dans des quartiers délabrés, en y apportant des améliorations progressives.

Dans la deuxième phase, des personnes issues de la classe moyenne sont attirées par le quartier, accélérant ainsi les investissements. La troisième phase est marquée par des investissements privés et publics plus importants, souvent avec l’intervention de grands promoteurs immobiliers.

L’application du cadre théorique de Philipp L. Clay au quartier de Zurich-Ouest fournit des indications intéressantes. Au cours des années 1970 et 1980, le quartier a été le théâtre de troubles politiques et de mouvements militants. Ces derniers étaient menés par de jeunes diplômés qui se sont installés dans le quartier de Zurich-Ouest, à l’époque une zone industrielle à faible revenu. Cette transition illustre parfaitement la première étape de la gentrification ou phase pionnière.

Scène ouverte de la drogue dans le parc Platzspitz à Zurich, photographiée en juin 1990


Scène ouverte de la drogue dans le parc Platzspitz à Zurich, photographiée en juin 1990


Keystone / Martin Ruetschi

À l’époque, Zurich connaissait un déclin important, le centre-ville, plus précisément le parc Platspitz, se transformant en une scène ouverte de la drogue. Cette période reste gravée de façon dramatique dans la mémoire de la ville. Le Needle Park (parc à aiguilles) de Zurich, comme on l’a surnommé, accueillait jusqu’à 1000 toxicomanes par jour. À titre de comparaison, Kensington, quartier de Philadelphie – une ville dont la population est quatre fois supérieure à celle de Zurich – compte quelque 3000 toxicomanes dans les rues chaque jour. 

En 1995, les autorités ont procédé à un nettoyage massif du quartier, renvoyant les toxicomanes dans leurs quartiers d’origine. Si la ville a reçu des éloges internationaux pour sa gestion de la crise de la drogue grâce à des politiques efficaces de réduction des risques, elle a également commencé à planifier des projets de développement urbain à long terme dans toute la zone, incluant Zurich-Ouest et ses environs.

La ville de Philadelphie entame un nettoyage longtemps attendu de la zone à forte criminalité et consommation de drogue. La police ferme une partie de Kensington Avenue pour démanteler un camp de sans-abri. La crise des opioïdes sévit depuis des années dans le quartier, qui est devenu ce que beaucoup considèrent comme le plus grand marché de la drogue à ciel ouvert de la côte est des États-Unis.


La ville de Philadelphie entame un nettoyage longtemps attendu de la zone à forte criminalité et consommation de drogue. La police ferme une partie de Kensington Avenue pour démanteler un camp de sans-abri. La crise des opioïdes sévit depuis des années dans le quartier, qui est devenu ce que beaucoup considèrent comme le plus grand marché de la drogue à ciel ouvert de la côte est des États-Unis.


2024 Getty Images

Dans le cas particulier de Zurich, les deux premières étapes de la gentrification n’étaient pas directement liées. La transition vers la gentrification précoce a été encouragée par des initiatives gouvernementales visant à résoudre un problème parallèle, plutôt que par la poursuite du processus amorcé par les pionniers. 

Au cours des vingt dernières années, Zurich-Ouest a connu de profonds changements, évoluant rapidement vers la troisième étape: l’émergence d’une nouvelle communauté. D’anciennes zones industrielles et des quartiers autrefois stigmatisés abritent désormais des gratte-ciel tels que la Prime Tower, le plus haut bâtiment de Zurich, entourés de bureaux, de clubs, de restaurants, de studios et de nouveaux lotissements. Cette transformation a attiré des artistes, des designers et des architectes. 

Les investissements publics dans l’infrastructure urbaine, comme le prolongement du HardbrückeLien externe, témoignent de la transition de la deuxième vers la troisième phase, favorisant la croissance des grands investisseurs privés. En outre, la popularité des tours d’habitation comme celles du Hardau et du Lochergut est montée en flèche. À l’instar des tours du Barbican à Londres, ces immeubles sont désormais au cœur de la ville plutôt qu’à sa périphérie, attirant la classe moyenne créative tant par leur esthétique que par leur emplacement géographique. Ces quelques oasis de logements abordables restent toutefois insuffisantes. La classe ouvrière zurichoise vit de plus en plus loin du centre.

De mal-aimées à tendance: les tours d’habitation du Hardau à Zurich.


De mal-aimées à tendance: les tours d’habitation du Hardau à Zurich.


Keystone / Alessandro Della Bella

Zurich-Ouest entre alors dans la quatrième phase: la gentrification mature. Dans le film documentaire PUSHLien externe (2019), un propriétaire de bar de Brooklyn, à New York, observe que des personnes créatives s’installent, renforçant l’attrait du quartier et faisant grimper les prix de l’immobilier, pour ensuite s’en retrouver elles-mêmes exclues faute de moyens. «Vous savez quel est le premier signe que vous allez devoir quitter votre quartier? C’est l’apparition de boutiques de vêtements vintage. Il n’y a rien de pire pour un quartier que des pauvres qui ont du style.»

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Une cinquième étape: la stabilisation? Si seulement…

En fin de compte, les théories comme celle de Phillip L. Clay simplifient à l’excès les complexités de la gentrification. En réalité, ces processus varient, avec des étapes qui peuvent être plus nuancées ou même omises dans les villes en plein essor économique. Tant que la stratification sociale coexiste avec la croissance économique et les investissements publics, la gentrification est quasiment inévitable.

La Weststrasse avant: un trafic intense avec des véhicules lourds jour et nuit.


La Weststrasse avant: un trafic intense avec des véhicules lourds jour et nuit.


Keystone / Eq Images / Andreas Meier

La Weststrasse aujourd’hui.


La Weststrasse aujourd’hui.


Keystone/Alessandro Della Bella

À ses débuts, la gentrification peut être synonyme de croissance économique, de développement des infrastructures et d’amélioration des services publics et des transports. Elle peut également favoriser la mixité sociale, les personnes moins aisées bénéficiant des revendications de la classe moyenne pour de meilleurs services. Cependant, au-delà de la simple «stabilisation», la gentrification semble inéluctable, les quartiers devenant progressivement inabordables.

Au final, le débat ne porte pas sur la question de savoir si des villes telles que Zurich correspondant à telle ou telle théorie sur la gentrification. Ce qui importe, c’est de reconnaître la gentrification comme une forme de stratification sociale. Ce cycle incessant remet en question l’idée selon laquelle la gentrification peut aboutir à une conclusion stable, suggérant plutôt un développement socio-économique perpétuel.

La question importante est donc la suivante: dans quelle direction souhaitons-nous aller? Sans une décision réfléchie des gouvernements et des urbanistes, nous risquons de devenir les pions de puissants acteurs économiques, comme on le constate dans les villes du monde entier où l’objectif a évolué: de la quête de villes meilleures où il fait bon vivre à la lutte pour la reconnaissance du logement abordable comme un droit fondamental.

Le quartier Belgravia à Londres: les biens immobiliers sont réduits à de simples marchandises.


Le quartier Belgravia à Londres: les biens immobiliers sont réduits à de simples marchandises.


Keystone / Mauritius images

Sans un cadre réglementaire, des communautés dynamiques risquent de se dégrader en quartiers désolés, à l’image de Belgravia à Londres, où les biens immobiliers sont tellement prisés qu’ils deviennent de simples marchandises. Et les villes se vident ainsi de leurs habitants.

Relu et vérifié par Virginie Mangin et Eduardo Simantob / traduit de l’anglais par Zélie Schaller