Comment des femmes nourries au surréalisme ont combattu l’héritage du fascisme
Pour le centenaire du surréalisme, un regard neuf sur ce mouvement est posé dans le cadre d’une exposition dans le nord de la Grande-Bretagne. L’angle féministe est mis en avant dans «The Traumatic Surreal» au-travers d’œuvres datant des années d’après-guerre et réalisées par des femmes de Suisse, d’Allemagne et d’Autriche.
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19 décembre 2024 – 09:20
À Leeds, dans le nord de l’Angleterre, l’Institut Henry Moore revisite quant à lui le surréalisme avec audace et sous un jour nouveau (The Traumatic Surreal | The Henry Moore InstituteLien externe).
Délaissant les incarnations prédominantes et toutes masculines que sont Max Ernst, Salvador Dali ou René Magritte, les curatrices de cette exposition, Clare O’Dowd et Patricia Allmer, ne proposent ici que des œuvres d’artistes femmes créées dans le contexte germanique des années 1960 jusqu’à nos jours. Ces artistes se sont emparées de ce courant pour évoquer l’héritage laissé par le fascisme et l’Holocauste, élargissant le spectre du surréalisme.
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Comme l’a défini André Breton, le surréalisme est «fondé sur la croyance en une réalité supérieure» qui mêle associations d’idées et rêves. Ce qui abaisse ainsi les barrières rationnelles, cartésiennes et logiques, mantra de l’idéologie bourgeoise de l’époque.
Le fait que ce courant ait rejeté les structures et les hiérarchies traditionnelles, en particulier des valeurs comme le mariage, les enfants et la famille, couplé à la volonté de vouloir réinventer la société, sont autant d’éléments qui ont attiré ces femmes.
Surmonter le trauma
Intitulée «The Traumatic Surreal», cette exposition propose, outre le fait de découvrir des œuvres peu montrées jusqu’à présent, une expertise convaincante de cette période en s’inspirant de l’ouvrage que Patricia Allmer a écrit sur le sujet et portant le même titre.
Centrée sur le concept freudien de trauma, celle-ci cherche à comprendre la façon dont ces artistes ont su interpréter l’empreinte laissée par le nazisme ainsi que l’impact qu’a eu cette ère sur les jeunes femmes sur plusieurs générations. Lesquelles ont grandi sous le triptyque et carcan suivant: «enfants, cuisine et église». Pour Patricia Allmer, ces dernières se sont opposées aux formes normatives de la féminité d’alors. Et c’est en cela qu’elles incarnent des pionnières de «la protestation féministe anti-fasciste».
«Traumatic Surreal» englobe les œuvres de trois générations de femmes. À commencer par celle de l’artiste suisse Meret Oppenheim, née en 1913. Elle est la seule ici à avoir travaillé étroitement, à l’époque, avec le groupe originel des Max Ernst et André Breton.
Plus connue sous le nom d’Ursula, l’artiste allemande Ursula Schultze-Bluhm, née en 1921, a été très prolifique après la Deuxième Guerre mondiale. Idem pour l’artiste suisse Eva Wipf, née au Brésil en 1929. La génération suivante est représentée par les Autrichiennes Renate Bertlmann et Birgit Jürgenssen, nées à Vienne en 1942 et 1943.
La 3e génération est incarnée par des artistes multimédias comme la Luxembourgeoise Bady Minck et la Suissesse Pipilotti Rist. Toujours actives, les deux sont nées en 1962.
Deux thèmes interdépendants sous-tendent la plupart de leurs travaux. Le trouble qui perdure entre les animaux et les humains via l’utilisation massive de la fourrure. Et le phénomène de l’enfermement illustré en l’occurrence par des cages et fils barbelés.
Eva Wipf (re)découverte
Peu célébrée pendant sa vie d’artiste, la Suissesse Eva Wipf est l’une des grandes découvertes de cette exposition à Leeds. Ses créations vont de la peinture sur panneau à l’assemblage avant-gardiste d’objets.
«Il y a tant de femmes artistes fantastiques qui n’ont pu se faire un nom jadis. Et Eva Wipf est à coup sûr l’une d’elles», confirme la commissaire de cette exposition, Clare O’Dowd. Les œuvres de cette dernière n’avaient en tout cas jusqu’ici jamais été exposées en Grande-Bretagne.
Réalisés à partir d’objets divers dénichés aux puces et de déchets industriels réchappés du rebut, les assemblages de cette fille de missionnaire s’inscrivent souvent en droite ligne dans l’iconographie religieuse. Ceci alors qu’on s’écharpait dans les années d’après-guerre et d’Holocauste sur les savoirs et croyances. L’œuvre la plus ancienne présentée à l’entrée de l’exposition est justement d’Eva Wipf et s’intitule «Shrine III».
Accordant une aura quasiment divine à des ustensiles domestiques, celle-ci les a enfermés pour qu’ils deviennent des sanctuaires iconoclastes entraînant une vision à la fois ambivalente et empreinte d’espoir. Les œuvres exposées ici sont le fruit d’un équilibre entre croyance, miracle et scènes dystopiques sur fond de protestation.
De Meret à Eva
Célibataire et vivant solitaire une grande partie de sa vie, Eva Wipf a tenu un journal témoignant de sa forte ambition artistique et d’une insécurité prégnante. Dans ses dernières notes de juillet 1978, elle cite le philosophe chinois Lao Tseu. «Celui qui connaît les autres est sage; celui qui se connaît lui-même est éclairé», disait-il.
«Eva Wipf était sous l’influence directe du surréalisme, en particulier de Meret Oppenheim. Les deux ont même correspondu occasionnellement. Nous voulions montrer l’influence qu’ont eu plusieurs générations de femmes», précise Clare O’Dowd.
Deux œuvres signées Meret Oppenheim sont visibles à Leeds: «Eichhörnchen» (1969) et «Word Wrapped in Poisonous Letters (Becomes Transparent)» (1970). Les deux ont été réalisées lorsque l’artiste vivait en Suisse après une parenthèse («crise») de 18 ans.
Patricia Allmer relève que ses œuvres tardives se penchent sur l’Holocauste et l’identité juive de l’artiste après sa fuite d’Allemagne en direction de la Suisse avec sa famille.
«Word Wrapped» est une construction minimaliste réalisée à partir de bouts de fer. On y voit les extrémités d’une croix gammée repliées dans une boîte vide. Oeuvre tridimensionnelle et esquisse d’un néant esthétisé, mais dans une forme stricte. L’ombre des fils se dessine sur une surface blanche, ce qui rend l’empreinte instable et hantée.
>> Pour en savoir plus sur Meret Oppenheim, parcourez l’article de swissinfo.ch sur la dernière rétrospective de l’artiste, avec des images d’archives de la Télévision suisse datant des années 1950-60:
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Porte-flambeau
L’exposition nous projette enfin en 2017 avec l’œuvre «Öffne meine Lichtung/ Open My Glade (Flatten)» (2000-2017) de Pipilotti Rist, laquelle se compose de neuf petits films d’une minute réalisés à partir d’une caméra placée à l’extérieur d’une fenêtre d’un logement haut perché. Cette dernière filme l’artiste pressant son visage contre la vitre.
L’effet est grotesque, sensuel et surréaliste. Son rouge à lèvres devient une éclaboussure amorphe, ses cheveux ressemblant à des herbes sont coincés entre son corps et la fenêtre. Au-travers de cette performance et fixant la caméra, l’artiste critique la façon dont le cinéma déforme, piège et fétichise souvent le mirage de la féminité.
Bien que le surréalisme ait souvent lui-même mis en boîte les femmes dans une vision absolue de la sensualité et de l’irrationnel, une forme de tradition est réappropriée ici de façon ludique et autoréflexive, prouvant le potentiel de dissidence du mouvement.
Alors que les droits des femmes sont à nouveau menacés de par le monde et face à la montée de l’extrême-droite en Europe et au-delà, l’exposition montre avec pertinence comment des déchets bricolés du quotidien peuvent devenir objets de résistance.
«The Traumatic Surreal» est présentée à l’Institut Henry Moore de Leeds jusqu’au 16 mars 2025. Une exposition sœur intitulée «Forbidden Territories: 100 Years of Surreal Landscapes» est visible pour sa part au Hepworth Wakefield jusqu’au 21 avril prochain.
Texte relu et vérifié par Reto Gysi von Wartburg et Eduardo Simantob, traduit de l’anglais par Alain Meyer/sj