« Si j’avais eu de meilleures nuits »… L’apnée du sommeil, un mal qui ronge particulièrement les joueurs de rugby
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Tous les entraîneurs du monde le martèlent à longueur de journée : non, être sportif professionnel ne s’arrête pas à l’entraînement ou au match. Il y a tout un travail invisible à réaliser derrière, avec une alimentation saine, une bonne récupération et un sommeil profond pour rester au top. Mais entre la pression, l’excitation, les bambins qui se réveillent au beau milieu de la nuit parce qu’il y a un loup derrière la porte ou la série qu’on veut absolument finir, il est parfois compliqué de dormir sur ses deux oreilles.
Un obstacle à la performance
Encore plus quand on est joueur de rugby, semble-t-il. Selon une étude menée auprès de l’équipe de Bourgoin-Jallieu (Nationale) et dirigée par Emeric Stauffer, médecin du sport et médecin du sommeil, chef de service de la médecine du sport à l’hôpital de la Croix-Rousse à Lyon, plus de 30 % des joueurs testés présentaient un trouble respiratoire du sommeil (ou apnée du sommeil). Un chiffre bien supérieur à la moyenne de la population générale, qui tourne autour de 10 %.
« L’apnée du sommeil, ça fragmente votre sommeil, ça déclenche de la somnolence, des troubles de concentration, des troubles attentionnels, une moins bonne récupération », explique Nicolas Vitello, neurologue et médecin du sommeil à Vichy. « Quand on a une dette de sommeil, on a moins de sécrétions d’hormones de croissance, on se blesse plus et on récupère moins vite, ajoute Emeric Stauffer. On a une moins bonne VO2 Max. Sur le métabolisme aérobie, on est moins performant. Et, quand on présente une forme sévère, c’est associé à une augmentation du risque cardiovasculaire. »
Morphologie, musculature et origine ethnique
Alors, pourquoi les joueurs de rugby sont-ils davantage touchés que les autres par ce mal ? « Une des causes du syndrome d’apnée du sommeil, c’est un morphotype particulier avec un bas du visage assez carré et surtout un cou extrêmement large et court, qui est un facteur de risque, explique le spécialiste. Il y a la morphologie, probablement la musculature et également l’origine ethnique. A Bourgoin, 100 % des joueurs qui sont originaires des îles du Pacifique sont atteints de ce syndrome. »
L’Australien Poutasi Luafutu, troisième ligne de Bourgoin-Jallieu, qui a évolué à Brive et à l’Union Bordeaux-Bègles, a ainsi découvert lors de cette étude qu’il en était atteint. Même si sa femme et certains de ses coéquipiers lui avaient quand même mis un peu la puce à l’oreille : « Moi, je ne savais rien de tout ça. Ma femme me disait juste que je ronflais fort quand j’étais hyper fatigué, sinon c’était supportable. Ça fait cinq ans que je suis à Bourgoin, et j’ai découvert qu’aucun membre de l’équipe ne voulait dormir avec moi en déplacement. Quand il y avait un nouveau ou un espoir, ils le mettaient avec moi. Mais moi, j’estimais que je dormais normalement. »
Par manque de sensibilisation, de connaissance de ce syndrome, comme pour Poutasi Luafutu, et aussi le souhait de ne pas se montrer faible, fatigué voire épuisé aux yeux des entraîneurs et des partenaires, au risque de ne pas être sélectionné pour une rencontre, les joueurs ont encore du mal à mettre des mots sur leurs problèmes nocturnes. Et, au-delà des joueurs, les staffs ont également des difficultés à détecter la présence de l’apnée du sommeil. A Bourgoin, un seul joueur, avant l’étude, avait déjà bénéficié d’un diagnostic.
Au Stade Français, que nous avons contacté, aucun cas n’a par exemple été repéré. « Nos tests et questionnaires ne sont absolument pas efficaces pour dépister ce syndrome chez les sportifs de haut niveau, relève Emeric Stauffer. Chez les rugbymen, les résultats du questionnaire d’Epworth, qui évalue la somnolence, sont les mêmes qu’ils aient un syndrome d’apnée du sommeil ou non. Il faut probablement penser à poser d’autres questions. Peut-être même qu’il faudrait proposer un dépistage systématique chez les rugbymen. »
« Avant, j’avais besoin d’une sieste »
Pour réaliser l’étude, les médecins sont passés par trois phases : dépistage des syndromes d’apnée du sommeil, évaluation de la qualité du sommeil grâce à des montres connectées et enfin enregistrements polysomnographiques à domicile. Et pour le gros tiers de joueurs souffrant d’apnée du sommeil, un traitement assez simple a été mis en place, comme le détaille le médecin lyonnais :
« C’est un problème qui est purement mécanique, où lorsqu’on inspire le pharynx a tendance à se refermer sur lui-même, donc on utilise une solution mécanique, détaille le médecin lyonnais. Le traitement de référence, c’est une machine de pression positive continue (PPC) qui va souffler de l’air en continu et qui va augmenter la pression à l’intérieur du pharynx pour l’empêcher de se refermer sur lui-même. Avec, on corrige en moyenne entre 90 et 100 % des anomalies respiratoires. C’est un peu lourd, ça oblige à dormir toutes les nuits avec une machine. Par contre, c’est très efficace, on retrouve un sommeil tout à fait normal. Les symptômes de somnolence et de fatigue diminuent. »
L’autre possibilité, pour ceux qui ne supporteraient pas la machine et n’ont pas une forme sévère d’apnée du sommeil, c’est une orthèse d’avancée mandibulaire. Un dispositif similaire à un protège-dents qui va faire avancer la mâchoire inférieure en avant, pour élargir le pharynx. Les premiers résultats de ces traitements sont concluants : « Je dors assez régulièrement avec la machine et je dors super bien. Quand je me réveille, je sens que j’ai plus d’énergie, c’est une sensation assez particulière, raconte Poutasi Luafutu. Avant, je sentais que j’avais besoin d’une sieste durant la journée. Maintenant, je fais des journées complètes, avec les enfants, la famille, l’entraînement, sans avoir de fatigue. »
Notre dossier sur le rugby
Et qui dit joueurs moins fatigués, dit concentration accrue, gestes techniques mieux réalisés et performances décuplées. « Typiquement, un chauffeur professionnel, quand il a un syndrome d’apnée du sommeil, il n’a pas le droit de reprendre son activité quand il n’est pas traité parce qu’on sait qu’il est moins vigilant, illustre Emeric Stauffer. Et l’altération de la vigilance, ça va avoir des conséquences pour le rugbyman. »
« Ça fait dix-sept ans que je suis rugbyman pro, si j’avais eu des meilleures nuits, je suis persuadé que j’aurais pu avoir de meilleures performances et que j’aurais évité certaines blessures, conclut le troisième ligne de Bourgoin. Si tu demandes à tous les entraîneurs s’ils veulent que leurs joueurs s’améliorent de 1 %, ils vont dire oui. On s’entraîne dur, il faut qu’on récupère bien. Et ces outils pour contrer l’apnée du sommeil sont maintenant indispensables, on sait que ça marche. » C’est bon, tout le monde peut dormir sur ses deux oreilles. Sauf les adversaires de Bourgoin-Jallieu.