Sport

Affaire Sinner : Pourquoi le tennis donne-t-il l’impression d’une lutte antidopage complètement foutraque ?

Et avec ça, Jannik ? Un nuage de lait en forme de cœur dans ton café ? Ça ne s’est sûrement pas passé exactement comme ça au siège de l’Agence mondiale antidopage avant d’envoyer le communiqué, ce week-end, mais dans notre esprit c’est tout comme. L’annonce de la suspension de Jannik Sinner pour une durée de trois mois qui ne lui fera ni rater de tournois du Grand Chelem, ni perdre sa place de numéro 1 mondial, laisse un goût bizarre dans la bouche. Celui d’un règlement incompréhensible et d’une équité bafouée.

Que cet accord trouvé arrange tout le monde – l’AMA car elle tient la sanction qu’elle souhaitait en faisant appel auprès du TAS, qui avait estimé que l’Italien n’avait commis « aucune faute ou négligence », le joueur car il s’en sort sans trop de dommages pour sa carrière – était bien le but, direz-vous. Si ce type de conciliation est autorisé depuis 2021, qu’y a-t-il de mal à l’utiliser ?

« L’impression d’une homogénéité qui n’existe pas »

Seulement, le gendarme de l’antidopage évoquait à l’origine une suspension d’un à deux ans, et avait déjà mis cinq mois à révéler le contrôle positif du joueur, l’année dernière, provoquant la frustration de tous, jusqu’à Novak Djokovic. Tout cela met à mal la cohérence générale de la lutte contre le dopage dans le tennis, quelques semaines seulement après l’étonnante annonce de la suspension pour un mois d’Iga Swiatek, alors numéro 1 mondiale, après un contrôle positif à la trimétazidine.

Cette sanction avait notamment provoqué la colère de Simona Halep, suspendue quatre ans en 2022 avant de voir sa peine réduite à neuf mois en mai dernier par le Tribunal arbitral du sport (TAS). « Pourquoi y a-t-il une si grande différence de traitement et de jugement ? Je ne trouve pas et je ne pense pas qu’il puisse y avoir de réponse logique », s’était interrogée la Roumaine, qui a annoncé sa retraite début février après avoir tenté en vain de retrouver un niveau correct.

Dans le cas de Swiatek comme de Halep, c’était l’International Tennis Integrity Agency (Itia) qui s’était chargée des sanctions, et non l’AMA. C’est là qu’il est parfois compliqué de s’y retrouver. « Les procédures ne sont pas forcément les mêmes et les décisions rendues ne le sont pas toujours par les mêmes instances, ça peut expliquer qu’il y ait des décisions différentes, rappelle Julie Gliksman, avocate en droit du sport. Il peut y avoir appel ou non, accord de règlement ou non, et les procédures peuvent s’arrêter à des moments différents. Tout ça peut donner l’impression d’une homogénéité qui n’existe pas, même dans des dossiers qui semblent similaires. »

Les affaires de contaminations « accidentelles » sont certainement les plus compliquées à juger. Les instances ne veulent pas sanctionner les athlètes qui n’avaient pas la volonté de se doper, mais estiment en même temps qu’ils sont « responsables de la négligence de leur entourage », comme il est écrit dans la justification de la suspension de Sinner, qui a plaidé que le clostebol retrouvé dans son organisme venait des mains de son kiné (viré depuis). L’antidopage avance sur une ligne de crête : les règles doivent être claires et s’appliquer pour tous, mais on ne peut faire l’économie d’un jugement au cas par cas car il n’y a pas deux histoires semblables.

Incohérence et anxiété

Le problème du tennis est qu’il y ajoute l’opacité des procédures, avec des dossiers instruits sans que personne ne soit au courant. Là aussi, entre la nécessaire protection des athlètes et la volonté de cacher des choses, la frontière est mince. Si Me Gliksman se veut prudente pour évoquer le cas Jannik Sinner, dont elle ne connaît pas les détails, elle remarque toutefois « une communication problématique » vis-à-vis de l’extérieur de la part des instances, qui n’expliquent qu’en surface les raisons des sanctions administrées.

« Qu’on ne puisse pas savoir du tout si la contamination par la crème, c’est un mois, trois mois ou douze mois, c’est un problème et cela crée un climat anxiogène pour les athlètes, estime-t-elle. Les sanctions peuvent aller du simple au décuple, pour des dossiers qui paraissent de même nature, c’est une source d’insécurité au quotidien. L’individualisation est nécessaire, et en même temps ça laisse planer le doute sur le fait que tous sont logés à la même enseigne ou non. Et pour nous, en droit de la défense, on ne sait pas forcément comment les guider sur des cas comme ça. »

Réflexions en cours sur le dopage « non intentionnel »

Les joueuses et les joueurs semblent totalement perdus, il est vrai. Aryna Sabalenka ne s’en est pas cachée dimanche, en marge du tournoi de Dubai. « Je commence à faire plus attention. Par exemple, avant je n’avais pas peur de laisser mon verre d’eau pour aller aux toilettes dans un restaurant. Maintenant, je ne bois plus dans le même verre, a avoué l’actuelle numéro 1 mondiale. C’est présent dans la tête, tu te dis que si quelqu’un te met de la crème et que tu es testée positive, ils ne vont pas te croire. On se méfie beaucoup du système. Je ne vois pas comment on peut lui faire confiance. »

A ses côtés, Jessica Pegula en a profité pour adresser une charge violente contre le système actuel : « On a l’impression qu’ils prennent en considération les décisions et les facteurs qu’ils veulent pour fabriquer leur propre règlement. Je ne vois pas comment ça peut être équitable pour les joueurs quand il y a aussi peu de cohérence. Qu’on soit propre ou non, la procédure est complètement défaillante. Aucun joueur n’a confiance en elle en ce moment, c’est terrible pour le sport. »

NOTRE DOSSIER SUR JANNIK SINNER

Le mal est profond, comme le montre aussi la réaction blasée de Stan Wawrinka, qui clame « ne plus croire en un sport propre ». Le groupe de travail mis en place par l’AMA sur le « dopage non intentionnel », dans le cadre d’une vaste mise à jour du Code mondial antidopage prévue pour janvier 2027, va-t-il trouver les solutions pour restaurer cette confiance perdue ? C’est le but, en tout cas, de cette réforme très attendue. L’AMA en profitera également pour revoir le cadre dans lequel sont diligentés les contrôles. La base, pour que la suite de la procédure soit plus claire pour tout le monde, et sans doute mieux acceptée.