Maroc

Violence numérique basée sur le genre : ce que nous apprend le cas des députées Boujrida et Srhiri

L’extension du débat public aux réseaux sociaux n’a pas eu que des aspects positifs. Certes, elle a démocratisé l’échange et permis quasiment à tous d’avoir voix au chapitre, mais elle a aussi fait émerger des formes de violence qui ne doivent pas être négligées. La diffamation et le harcèlement numériques sont en effet de plus en plus présents sur les réseaux sociaux. Parmi les personnes visées, les élues et les femmes politiques font les frais de cette «liberté de commenter» à tout va.

Non encadrée, l’IA peut amplifier certaines violences comme les cyberharcèlements (expert)

À la fois fascinante et inquiétante, l’intelligence artificielle transforme nos vies à une vitesse fulgurante. Si elle ouvre des perspectives exceptionnelles, elle soulève également des interrogations cruciales sur la sécurité, la vie privée et les droits humains. À ce titre, les femmes, en particulier, se trouvent confrontées à de nouvelles formes de violences numériques, amplifiées par l’IA, telles que le cyberharcèlement ou les deepfakes. Pour évoquer ces défis, Mohammed Khalil, professeur à l’Université Hassan II de Casablanca, expert en transformation numérique et ancien conseiller au cabinet du ministère de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, a été invité à partager son expertise lors de la 10ᵉ édition du Congrès de l’Organisation de la femme arabe, récemment tenue au Caire. Selon lui, bien que la technologie puisse être détournée à des fins néfastes, elle demeure par essence neutre, car ce sont les usages qui en déterminent les conséquences.

Un phénomène révélateur de fragilités institutionnelles

Pour Aziza Boujrida, députée du Mouvement populaire, la multiplication des attaques numériques visant des élues ne peut plus être considérée comme une suite d’incidents isolés. Elle y voit «une stratégie organisée destinée à réduire la voix des femmes au silence et à fragiliser la représentation démocratique». Et d’ajouter : «Lorsqu’une élue est attaquée de cette manière, ce n’est pas seulement son image qui est visée. C’est le processus démocratique lui-même qui se trouve fragilisé.»

Du côté associatif, Bouchra Abdou, présidente de l’Association Tahaddi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC), insiste sur la spécificité d’un espace numérique qui échappe aux instruments classiques du droit. «Dans l’espace digital, rien ne disparaît. Même lorsqu’un contenu est supprimé, il peut réapparaître et être utilisé comme moyen de pression.» Selon elle, la combinaison de la viralité incontrôlable, de l’anonymat des auteurs et de la difficulté à établir la preuve traduit une faille structurelle du système juridique actuel. Un constat que partage Driss Sentissi, chef du groupe du Mouvement populaire. Celui-ci rappelle que «ces campagnes de diffamation ne visent pas seulement des personnes, elles sapent aussi la crédibilité de l’Institution».

Deux élues en première ligne

Députée du Mouvement populaire (MP), Aziza Boujrida raconte ainsi avoir été confrontée à une campagne où circulaient montages et rumeurs fabriquées, relayés massivement sur les réseaux sociaux. «Ces images et ces propos n’avaient aucun fondement, mais ils ont eu un impact direct sur mon environnement personnel et professionnel», confie-t-elle. Et de souligner la portée politique de cette attaque : «Ce n’est pas uniquement mon image personnelle qui a été visée. C’est aussi ma place en tant que femme et en tant qu’élue, avec l’objectif de réduire ma crédibilité et de me faire taire.»

Une autre élue, Loubna Srhiri, députée du Parti du progrès et du socialisme (PPS), a elle aussi été la cible de campagnes numériques. Dans les deux cas, les procédés sont comparables : diffusion de contenus falsifiés, propagation virale et pression exercée sur l’entourage. Au-delà de l’atteinte personnelle, l’objectif est clair : fragiliser la légitimité politique des femmes et les dissuader de poursuivre leur engagement.

Des conséquences dépassant la sphère individuelle

Anxiété, perte de confiance, isolement social et atteinte à la réputation… autant d’effets qui fragilisent durablement les élues prises pour cibles. Au-delà de la souffrance personnelle, c’est la représentation politique qui en est affectée. Comme le souligne Aziza Boujrida, «lorsqu’une élue est attaquée de cette manière, ce n’est pas seulement son image qui est visée. C’est le processus démocratique lui-même qui est attaqué.»

À cette pression psychologique et institutionnelle s’ajoute un facteur aggravant : la permanence du numérique. Même lorsqu’une victime recourt à la police spécialisée pour demander la suppression d’un contenu, celui-ci peut réapparaître, être partagé à nouveau et servir d’outil de chantage ou de manipulation. Une vulnérabilité d’autant plus préoccupante que les périodes électorales, comme celle qui s’annonce à l’horizon 2026, constituent un terrain propice au pullulement de tels contenus.

Loi 103.13 : un cadre légal encore inadapté

Contactés par «Le Matin», les différents acteurs convergent sur un constat partagé : l’arsenal législatif actuel demeure en déphasage par rapport aux réalités du numérique. Bouchra Abdou, présidente de l’Association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC), reconnaît que la loi n°103.13, adoptée en 2018 pour lutter contre les violences faites aux femmes, a représenté une avancée notable. Mais, souligne-t-elle, ce texte reste incomplet et insuffisamment armé face aux violences commises par voie digitale. «La loi ne fournit pas de définition claire de la violence numérique et ne prévoit pas de sanctions réellement dissuasives contre les auteurs», déplore-t-elle. Elle insiste également sur une spécificité de l’espace digital qui aggrave la vulnérabilité des victimes : «Rien ne disparaît. Même lorsqu’un contenu est supprimé, il peut réapparaître, être partagé à nouveau et servir de moyen de pression.»

Pour l’ATEC, seule l’adoption d’un texte spécifiquement consacré à la lutte contre la violence numérique permettrait de combler ces lacunes. Celui-ci devrait à la fois réprimer les actes de diffamation, de chantage ou de diffusion non consensuelle, et intégrer une dimension essentielle : la protection des données personnelles, condition indispensable pour rétablir la confiance des citoyennes et des citoyens dans l’espace digital. «L’espace numérique est un droit, conclut Bouchra Abdou. Mais il doit être garanti comme un espace sûr, où chacun puisse s’exprimer sans craindre la diffamation ni le harcèlement.»

Réponse parlementaire : compléter la loi 103.13 et moderniser le Code pénal

D’où la mise en garde de Driss Sentissi, chef du groupe du Mouvement populaire à la Chambre des représentants : «La multiplication des campagnes de diffamation et de cyberharcèlement représente une menace qui dépasse les individus». Pour le député, ces pratiques ne se limitent pas à briser des réputations, «elles minent la crédibilité de l’Institution et fragilisent le débat démocratique». Partant de là, il défend avec conviction la proposition de loi initiée par son Groupe en vue d’inscrire explicitement la notion de violence numérique dans la législation. Cette dernière serait définie comme toute atteinte, menace, extorsion ou diffamation commise via des technologies électroniques, avec des sanctions renforcées lorsque les infractions sont motivées par le genre de la victime. «Nous ne pouvons pas continuer avec des définitions vagues et des sanctions insuffisantes», insiste-t-il.

Le texte proposé par son groupe complète la loi 103.13 et actualise plusieurs dispositions du Code pénal, en particulier les articles 444-1, 444-2, 447-1 et 447-2. Il distingue de manière précise l’injure de la diffamation lorsqu’elles sont dirigées contre une femme dans l’espace numérique, avec des amendes allant de 12.000 à 60.000 DH pour l’injure et de 12.000 à 120.000 DH pour la diffamation. Il renforce aussi la répression de la diffusion non consensuelle d’images intimes (DNCI), ainsi que de la captation, de l’enregistrement et de la diffusion d’images ou de propos sans consentement, désormais passibles de six mois à trois ans de prison assortis d’amendes de 2.000 à 20.000 DH. Enfin, il introduit des peines d’un à trois ans d’emprisonnement, avec les mêmes amendes, pour la fabrication ou la diffusion de montages attentatoires à la vie privée et pour les menaces à visée d’extorsion.

Mais l’action parlementaire ne doit pas s’arrêter là. Driss Sentissi explique avoir également interpellé le gouvernement sur l’explosion de l’extorsion et du harcèlement en ligne, y compris dans le milieu scolaire. «Les élèves deviennent de plus en plus vulnérables aux violences numériques et sexuelles», alerte-t-il, plaidant pour une stratégie intégrée fondée sur la prévention, la protection effective des victimes et le renforcement des capacités d’enquête et de poursuite.

Liberté d’expression et protection : trouver la ligne d’équilibre

Pour Driss Sentissi, il est essentiel de préserver un équilibre clair entre la liberté d’opinion et la protection des victimes. «Protéger l’expression, sanctionner l’agression», résume-t-il, en rappelant que l’objectif n’est pas de restreindre le débat démocratique, mais de cibler des comportements abusifs. Le dispositif qu’il défend s’attache ainsi à définir rigoureusement les infractions : injure, diffamation, captation et diffusion d’images ou de propos sans consentement, chantage. «La liberté d’expression ne peut en aucun cas servir de paravent à l’atteinte à la vie privée, à l’extorsion ou aux campagnes de dénigrement sexistes», insiste-t-il.

En circonscrivant la répression à ces actes objectivement qualifiés, la proposition écarte toute tentation de censure générale et garantit que l’espace public reste ouvert au débat d’idées. Cette précision est d’autant plus importante que les technologies émergentes (réseaux sociaux, contenus manipulés ou générés par intelligence artificielle) accroissent les risques de dérives et exigent une vigilance accrue.

Encadrer les technologies et l’IA : vers une gouvernance efficace

Après avoir insisté sur la nécessité de concilier protection des victimes et liberté d’expression, Driss Sentissi souligne que l’équation ne peut être complète sans un encadrement clair des technologies qui amplifient les abus. Selon le député MP, la proposition de loi sur l’intelligence artificielle déposée par son groupe introduit un véritable cadre de responsabilité puisqu’elle distingue plusieurs niveaux de risques (inacceptables, élevés ou limités), applicables aux usages numériques, en particulier sur les réseaux sociaux où se propagent la plupart des campagnes de diffamation.

Le texte prévoit des obligations de transparence et d’identification des contenus générés par intelligence artificielle, ainsi que la mise en place d’une instance nationale de suivi chargée de contrôler l’application du cadre et de prévenir les dérives. L’enjeu est double : protéger les citoyens contre les manipulations de type deepfake (contenu falsifié par intelligence artificielle), la désinformation de masse ou l’automatisation du harcèlement, et doter les institutions d’outils juridiques à la hauteur des défis posés par l’essor technologique.

Cette démarche s’inscrit dans une logique de continuité avec la réforme du Code pénal : il ne s’agit pas seulement de sanctionner les actes de diffamation numérique, mais aussi d’anticiper les formes nouvelles de violences alimentées par les technologies émergentes. Pour M. Sentissi, c’est la condition indispensable pour «combler le vide normatif et renforcer la confiance des citoyens dans l’espace digital».

Sensibiliser et éduquer : un levier essentiel

La loi, rappelle Driss Sentissi, ne produit d’effet que si elle est comprise et appliquée. C’est pourquoi il a interpellé le ministre de l’Éducation afin d’intégrer l’éducation aux médias et au numérique responsable dans les parcours scolaires. Former les jeunes générations à un usage critique et éthique des réseaux constitue, selon lui, une étape indispensable pour réduire les risques de manipulation et de harcèlement. Dans le même esprit, il a saisi le ministre de la Justice sur la nécessité de déployer des campagnes nationales de sensibilisation et de renforcer les compétences des services d’enquête et des parquets. Face à l’essor de l’extorsion et du chantage numériques, il plaide pour doter les institutions de moyens humains et techniques à la hauteur du défi.

Le dispositif envisagé repose sur une approche globale : des procédures de signalement rapides et accessibles, la suppression sécurisée des contenus illicites, la coopération obligatoire des plateformes numériques avec l’autorité judiciaire, mais aussi la mise en place de mécanismes d’accompagnement juridique et psychologique pour les victimes. Autant de conditions qui, selon lui, doivent compléter l’arsenal législatif pour garantir une protection effective et restaurer la confiance dans l’espace digital.

Message aux parlementaires, en particulier aux élues

En guise de conclusion, Driss Sentissi tient à adresser un message de soutien à ses collègues, et plus particulièrement aux élues. Il rappelle que derrière les campagnes numériques se cache une volonté délibérée d’affaiblir la parole féminine et de semer le doute sur la légitimité des représentantes. «Vous n’êtes pas seules, affirme-t-il. Notre responsabilité collective est de protéger votre voix.» Il affirme que des pas concrets ont déjà été franchis : un texte législatif détaillé pour réprimer l’injure, la diffamation sexiste, l’extorsion et la diffusion non consensuelle d’images, mais aussi un cadre pensé pour anticiper les manipulations liées à l’intelligence artificielle, en particulier les deepfakes. «Poursuivez votre engagement, insiste-t-il. Nous ferons tout pour que le débat démocratique demeure un espace de dignité, de sécurité et de respect du droit.»