Maroc

Territoire mental : Conquête silencieuse des guerres cognitives.

Les guerres cognitives ne visent pas la conquête de territoires physiques, mais l’occupation de territoires symboliques. Elles déplacent la bataille du champ militaire vers l’architecture invisible des consciences.


Les guerres cognitives ne se manifestent pas par des affrontements visibles, mais s’immiscent discrètement dans l’esprit des individus et des sociétés. Elles ne cherchent pas à prendre des territoires physiques, mais à occuper des espaces symboliques. Leur but n’est pas seulement d’influencer, mais de remodeler les bases même de notre pensée, d’altérer notre perception de la réalité et de modifier nos récits collectifs. Elles déplacent le champ de bataille du domaine militaire vers l’architecture invisible de nos consciences.

La première arme utilisée est le récit. Non pas en tant que simple chronique des faits, mais comme une matrice invisible qui détermine comment ces faits doivent être compris. Raconter n’est jamais simplement décrire ; c’est prescrire. Celui qui maîtrise l’art de raconter détient également le pouvoir de hiérarchiser l’importance des événements, de choisir ce qui sera mis en avant et ce qui sera oublié, de tracer la ligne entre l’oubli et la mémoire. Joseph Nye (1990), avec son concept de soft power, a montré que la véritable puissance ne se mesure pas uniquement par la force militaire ou le poids économique, mais par la capacité à façonner l’imaginaire, à diriger les préférences, à séduire les consciences avant même de les contraindre.

George Lakoff (2004) a approfondi cette dynamique cognitive en affirmant que nos pensées sont guidées par des cadres mentaux, ces « frames », qui, une fois établis, influencent nos jugements à notre insu. Le langage ne se contente pas de transmettre des idées : il sculpte la réalité. Dire « réforme » au lieu de « démantèlement », ou « sécurité » plutôt que « surveillance », oriente déjà l’esprit et manipule la perception. Nos convictions semblent émanner de nous-mêmes, alors qu’elles sont souvent le produit de récits qui nous précèdent et nous enveloppent.

Ainsi, la guerre cognitive débute toujours par un acte de narration. Il s’agit de déterminer ce qui importe, de masquer ce qui gêne, et de magnifier ce qui est utile. Construire un récit, c’est déjà établir un monde. Celui qui impose ses récits n’a pas besoin de légiférer : il façonne les horizons de ce qui est pensable et possible. Il écrit l’avenir dans le présent, influence la mémoire et verrouille l’interprétation. L’acte de raconter devient alors une arme silencieuse : il ne détruit pas, il façonne ; il ne contraint pas, il persuade ; il ne domine pas par la force, mais par l’évidence qu’il impose.

Les guerres cognitives révèlent ainsi que l’imaginaire constitue le champ de bataille originel. Dans ce terrain, l’arme la plus redoutable n’est pas le mensonge, mais le récit qui, subtilement, transforme le réel en vérité partagée.

Une autre stratégie consiste en l’excès : une démesure qui transforme l’espace public en un océan d’informations où l’on ne discerne plus ni rives ni horizons. Submerger, inonder, saturer : tel est l’art de brouiller les repères, jusqu’à dissoudre la vérité dans une brume épaisse où tout se confond.

Cette stratégie ne se limite pas à la désinformation, mais s’inscrit dans une ingénierie du chaos, une production d’un doute constant. L’individu, noyé dans des récits contradictoires, perd sa capacité de discernement. Sa vigilance critique s’émousse, sa confiance se fragilise, et il finit par céder au cynisme : si tout est mensonge, alors plus rien n’a de valeur. C’est dans ce vide que s’installe une influence silencieuse et insidieuse.

Manuel Castells (1996-1998) observe que, dans une société en réseaux, le pouvoir ne se définit plus seulement par la force ou par l’autorité, mais par la maîtrise des flux informationnels. Contrôler le rythme, l’intensité et la direction de ces flux, c’est contrôler le champ de perception collective. Dans ce contexte, la désinformation n’a pas besoin d’être crue : il suffit qu’elle existe, circule et contamine. Elle ne vise pas à établir une vérité alternative, mais à détruire la possibilité même d’une vérité partagée.

Dès lors, l’excès informationnel devient une arme invisible : il n’élimine pas, il érode. Il ne frappe pas, il dissout. La certitude devient relative, la confiance se délite et l’individu se retrouve isolé, perdu dans un univers mouvant où toute croyance peut être à la fois vraie et fausse. C’est cette désorientation qui illustre la victoire des guerres cognitives : lorsque l’esprit, saturé, n’ose plus distinguer, il s’abandonne aux récits les plus simples, émotifs, ou aux voix les plus autoritaires.

La désinformation ne nécessite pas d’être crue : il lui suffit de semer le doute. Elle transforme l’espace médiatique en un labyrinthe où chaque vérité devient relative et chaque certitude, fragile. Ainsi, l’individu, noyé dans la confusion, perd le fil de son jugement et devient malléable.

La raison ne gouverne pas les hommes à elle seule : elle n’est qu’une lumière fragile qui éclaire partiellement le chemin. Ce qui nous met réellement en mouvement, ce qui oriente nos choix décisifs, ce sont les émotions. Antonio Damasio (1994) l’a démontré : sans émotions, la rationalité devient stérile, incapable de trier les possibilités, paralysée face à la multitude d’options. C’est le cœur, plus que la logique, qui décide de notre orientation.

Robert Cialdini (2021) a révélé la puissance universelle de certains leviers de persuasion : l’autorité, la réciprocité, la rareté, l’appartenance. Ces leviers n’agissent pas par la logique, mais par l’émotion provoquée. L’autorité inspire la confiance ou la peur, la rareté engendre l’urgence, la réciprocité crée un sens de dette, et l’appartenance rassure tout en captivant. Chaque levier agit comme une clé émotionnelle ouvrant une porte en nous, souvent sans que nous en ayons conscience.

Ainsi, l’ingénierie émotionnelle est au cœur des guerres cognitives. Elle ne cherche pas à convaincre par la démonstration ou à l’emporter par l’argumentation rationnelle. Elle vise à orienter par l’émotion, à diriger par l’instinct, à manipuler par les résonances affectives.

Cette influence est invisible, presque douce, mais redoutable, car elle transforme nos vulnérabilités en chaînes volontaires. L’homme, se croyant libre dans ses actes, est en réalité guidé par des forces exploitant ses affects, et son adhésion n’est pas le résultat d’un choix conscient, mais d’un conditionnement subtil.

La guerre cognitive se gagne alors non dans l’arène des idées, mais sur le théâtre des émotions. Celui qui maîtrise la mise en scène affective des récits n’a plus besoin d’arguments : il a déjà orienté la boussole intérieure de ses cibles.

Diviser, c’est affaiblir ; fragmenter, c’est préparer la défaite de l’intérieur. Une société fracturée s’auto-démantèle, car elle perd ce qui fait sa force première : la confiance et la cohésion. Les guerres cognitives exploitent cette vulnérabilité. Elles n’ont pas besoin d’inventer des divisions, elles amplifient celles qui existent déjà — politiques, culturelles, religieuses, identitaires — transformant ces différences en fractures béantes.

Zygmunt Bauman (2000-2010) a décrit la « modernité liquide », une époque où les identités ne se fixent plus, où l’individu, déraciné, cherche désespérément des points d’ancrage. Dans ce monde fluide, les récits simplificateurs deviennent des refuges, des promesses de stabilité illusoire. Les individus, vulnérables, se rassemblent autour de récits identitaires réducteurs, qui offrent une appartenance immédiate mais les enferment dans des frontières rigides.

Shoshana Zuboff (2019), à travers son analyse du capitalisme de surveillance, a montré que l’exploitation des données personnelles accentue cette fragmentation. Les algorithmes ne se contentent pas de refléter nos préférences, ils les façonnent, les amplifient et les radicalisent. En micro-ciblant nos émotions, ils renforcent nos biais et nous enferment dans nos certitudes, jusqu’à ce que l’autre ne soit plus perçu comme un voisin ou un semblable, mais comme une menace.

La diversité, richesse fondamentale des sociétés humaines, se retourne ainsi contre elles. Elle devient division et se transforme en conflit. La pluralité des voix, qui devrait être une symphonie, se mue en cacophonie. Dans cette cacophonie, les sociétés s’affaiblissent, prêtes à accueillir des influences extérieures qui se nourrissent de leurs fractures.

La polarisation est une arme redoutable, car elle agit de l’intérieur, rongée sans bruit. Elle sape la confiance, détruit l’écoute et empêche la construction d’un horizon commun. Une société divisée n’a plus besoin d’ennemis externes : elle renferme en elle sa propre fragilité, prête à être exploitée.

Les technologies numériques ne sont pas de simples outils neutres que l’homme manœuvre à sa guise. Elles sont devenues des architectures invisibles modelant nos comportements, redéfinissant nos façons de percevoir, de décider, voire d’aimer. Elles ne se contentent pas de transmettre des informations : elles reconfigurent nos vies en orientant l’attention, en conditionnant le désir, en sculptant la mémoire.

Byung-Chul Han (2017) a désigné ce nouveau régime sous le terme de psychopolitique, où l’individu croit se libérer par la technologie alors qu’il s’assujettit à travers elle. Sous le masque de la liberté numérique, il s’auto-surveille et s’auto-discipline, convaincu que ses choix lui appartiennent alors qu’ils sont déjà préprogrammés par des logiques algorithmiques. Cela représente la servitude volontaire de l’ère digitale, où la surveillance ne vient plus de l’extérieur, mais s’intériorise dans chaque clic, chaque geste, chaque donnée partagée.

Yuval Noah Harari (2018) prévient que les big data et l’intelligence artificielle ne sont pas de simples auxiliaires : ils deviennent des oracles capables d’anticiper nos désirs mieux que nous-mêmes. L’homme, jadis maître de ses choix, pourrait bientôt découvrir qu’il n’est plus qu’une variable dans une équation pilotée par des machines qui connaissent ses vulnérabilités, préférences et faiblesses les plus intimes. Ce qui était autrefois intuition devient prédiction, et la liberté se transforme en trajectoire calculée.

Dans les guerres cognitives contemporaines, la technologie est donc devenue le champ de bataille par excellence. Les réseaux sociaux amplifient les émotions, les algorithmes enferment dans des bulles, et l’intelligence artificielle perfectionne les mécanismes de persuasion. Ce n’est pas seulement l’espace public qui est colonisé, mais notre espace intime.

La guerre cognitive ne se manifeste plus par des armées visibles, mais par des codes invisibles. Elle se gagne dans les serveurs, les bases de données et les algorithmes de recommandation. L’homme, qui croit être au centre de la révolution numérique, est devenu le champ de bataille, parfois même la victime consentante.

La mémoire n’est pas simplement un réservoir de souvenirs ; elle constitue le ciment invisible reliant les générations, fondant l’identité des peuples et dessinant l’horizon de leurs avenirs possibles. C’est pourquoi elle devient un champ de bataille privilégié des guerres cognitives. Celui qui manipule la mémoire ne se limite pas à réécrire le passé ; il reconfigure le présent et façonne l’avenir.

Ibn Khaldoun (1377), dans Al-Muqaddima, a anticipé avec clairvoyance que la force d’une civilisation réside dans son asabiyya, cette cohésion sociale issue d’une mémoire partagée, de mythes fondateurs et de récits communs. Lorsque cette cohésion se perd, une société s’effrite de l’intérieur et devient vulnérable aux influences extérieures. La guerre mémorielle, en attaquant ce lien invisible, prépare déjà la chute d’un peuple.

Edward Said (1978), dans Orientalism, a montré que la domination ne se limite pas à une occupation militaire ou économique, mais passe également par les représentations culturelles, les images imposées à l’autre. L’Occident, en redéfinissant l’Orient à travers ses récits, n’a pas seulement décrit : il a façonné des perceptions et imposé une hiérarchie symbolique. La culture devient alors une arme redoutable, agissant en profondeur, silencieusement, dans les imaginaires.

Joseph Campbell (1949), dans The Hero with a Thousand Faces, a démontré que les mythes persistent à travers les âges et continuent de modeler les comportements collectifs. Ils ne constituent pas de simples fables anciennes, mais des archétypes universels orientant désirs, peurs et idéaux. Celui qui maîtrise la production de mythes contemporains — qu’ils soient politiques, culturels ou technologiques — détient un levier d’influence incomparable.

Ainsi, la guerre culturelle et mémorielle ne se limite pas à falsifier le passé. Elle consiste à choisir ce qui doit être rappelé et ce qui doit être effacé, à glorifier certains épisodes tout en ensevelissant d’autres dans l’oubli. Cette lutte fabrique des héros et des traîtres, élève des symboles et détruit des figures. Dans ce processus, la mémoire devient une arme, un champ de bataille où s’affrontent différentes visions du monde et projets de société.

Une société qui perd la maîtrise de sa mémoire ne sait plus où elle va. Car la mémoire n’est pas un musée ; elle est une boussole. Celui qui contrôle cette boussole dirige déjà le destin collectif.

L’objectif ultime n’est ni la donnée ni le récit, mais l’influence. L’influence est l’art de redéfinir les frontières symboliques : décider de ce que nous percevons comme juste, de ce que nous considérons comme menaçant, de ce que nous jugeons désirable. Elle agit avant même les choix visibles, en modelant l’horizon mental d’une société.

La guerre cognitive n’est pas une guerre d’armes, mais de structures invisibles. Les données en atouts, l’interprétation en stratégie, l’influence en conquête. Celui qui occupe l’espace mental d’un peuple n’a pas besoin de franchir ses frontières physiques : il redéfinit les limites symboliques et écrit son futur.

Dans cet article, nous avons abordé diverses stratégies cognitives. Le prochain article se concentrera sur la mise en œuvre concrète de ces stratégies de guerre cognitive, pour montrer comment elles se traduisent dans la réalité. C’est dans ce passage du concept à l’opérationnel que l’on découvre toute la subtilité de ces stratégies.

Par Abderrazak HAMZAOUI
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