Maroc

Raconter la migration autrement, le nouveau pari des journalistes africains

Longtemps dominés par des récits péjoratifs, les phénomènes migratoires en Afrique sont pourtant bien plus complexes et sont même porteurs de dynamiques positives. Lors de l’atelier organisé à Addis-Abeba, les 12 et 13 mars 2025, des experts et journalistes ont exploré comment les données sur la migration de main-d’œuvre pouvaient devenir un outil puissant pour déconstruire des mythes fortement ancrés et améliorer des récits médiatiques en déphasage avec la réalité. À travers une analyse rigoureuse des tendances migratoires et un plan d’action ambitieux, les participants ont appelé à une couverture plus équilibrée et fondée sur les faits, tout en soulignant le rôle central des médias dans la promotion d’une migration mieux comprise et mieux gouvernée.

Migration en Afrique : vers un récit d’espoir et de succès

Une migration méconnue, des récits à reconstruire

La migration africaine est souvent réduite à des images de tragédies en mer ou de crises humanitaires. Pourtant, cette vision parcellaire ne reflète qu’une partie d’une réalité bien plus vaste. Derrière ces représentations alarmantes se cache un autre visage de la migration : celui de millions de travailleurs contribuant au développement économique du continent.

À Addis-Abeba, lors d’un atelier organisé par l’Union africaine (UA), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et la Fédération des journalistes africains (FAJ) et le Réseau des journalistes africains sur la migration de main-d’œuvre (dont la présidence de la région de l’Afrique du Nord est assurée par un journaliste marocain qui est en même temps vice-président du Réseau, membre de la rédaction de notre Journal «Le Matin» et membre du conseil national du Syndicat national de la presse marocaine), les participants ont découvert comment les données migratoires pouvaient transformer ces récits. De la présentation de Brian Okengo, expert en statistiques migratoires, à l’intervention de Peter Mudungwe sur la gouvernance migratoire, les échanges ont convergé vers une même idée : les faits et les chiffres sont essentiels pour mieux raconter l’histoire des migrations africaines.

Des chiffres qui racontent une autre histoire

Les données présentées par Brian Okengo, agent des données et des statistiques, ont révélé une réalité bien loin des clichés. Entre 2010 et 2019, la population migrante internationale en Afrique est passée de 17,2 millions à 26,3 millions, illustrant une croissance constante de la mobilité sur le continent. Fait marquant : cette augmentation n’a rien d’accidentel. «Cette progression régulière traduit la dynamique économique du continent et la recherche de meilleures opportunités par des millions d’Africains», a expliqué Brian Okengo.

Les femmes ont également pris une place croissante dans ces flux migratoires, représentant environ 45% des migrants en 2019, un phénomène que l’expert attribue en partie à la diversification des opportunités professionnelles et éducatives offertes aux migrantes. Les travailleurs migrants en particulier ont connu une croissance notable : leur nombre est passé de 9,5 millions en 2010 à 14,5 millions en 2019, avec un taux de participation à la main-d’œuvre migrante atteignant 72%.

Les travailleurs migrants : un levier économique sous-estimé

Mais derrière ces chiffres se cachent des réalités économiques majeures. En 2019, les envois de fonds des migrants vers les pays africains ont atteint 86,4 milliards de dollars, marquant une hausse de près de 55% en dix ans. Ces transferts de fonds constituent souvent une source vitale de revenus pour les familles et les économies locales. En 2019, l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest ont concentré l’essentiel des envois de fonds vers le continent africain, représentant respectivement 43 et 39% du total. À elles seules, ces deux régions ont ainsi capté 82% des transferts d’argent destinés à l’Afrique.

«Les envois de fonds dépassent parfois l’aide au développement dans certains pays africains», a souligné Brian Okengo, insistant sur l’importance pour les journalistes de mettre en lumière cet impact économique positif. Les flux migratoires sont également marqués par des dynamiques régionales spécifiques. La CEN-SAD (Communauté des États sahélo-sahariens) et le COMESA (Marché commun de l’Afrique orientale et australe) concentrent à eux seuls près de 20 millions de migrants, illustrant l’importance des échanges économiques et de la mobilité professionnelle au sein de ces régions.

Un plan d’action pour des récits mieux documentés

Face à ces réalités, les participants à l’atelier ont convenu de la nécessité de renforcer les compétences des journalistes en matière d’analyse de données migratoires. Sous l’impulsion de Dr Sabelo Mbokazi, chef de la Division du travail, de l’emploi et de la migration de l’Union africaine, et de Innocent Vuga, chargé de communication auprès du Programme conjoint sur la migration de main-d’œuvre (JLMP) de l’UA, les échanges ont abouti à un plan d’action conjoint.

Ce plan s’articule autour de plusieurs engagements essentiels visant à renforcer les compétences des journalistes dans l’interprétation des statistiques migratoires, à encourager l’utilisation de sources de données fiables telles que les rapports de l’Union africaine et les études de l’OIM, et à favoriser les collaborations entre journalistes et experts en migration afin de croiser les perspectives et d’enrichir les récits. «Les journalistes doivent devenir les porte-voix d’une migration mieux comprise, fondée sur des faits et non sur des émotions», a insisté Dr Mbokazi.

Réinventer la narration médiatique

L’une des sessions les plus marquantes de l’atelier a mis l’accent sur les stratégies créatives pour raconter autrement les réalités migratoires. Peter Mudungwe, conseiller principal en gouvernance migratoire, a présenté le manuel «Myths and Reality», un outil conçu pour les journalistes et les spécialistes de la communication et qui sera publié très prochainement. Cet ouvrage offre des techniques concrètes pour : «Combattre les idées reçues sur la migration, sensibiliser pour illustrer les récits migratoires à travers des témoignages humains et des études de cas chiffrées, et montrer comment mettre en lumière les réussites des travailleurs migrants et leur contribution au développement socio-économique…» Les médias ont le pouvoir de briser les préjugés et de révéler l’impact positif de la migration», a affirmé Peter Mudungwe, insistant sur le rôle clé des journalistes dans la construction d’un discours équilibré.

Un nouveau cap pour les médias africains

Lors de la clôture de l’atelier, la volonté de renforcer la coopération de l’UA avec le Réseau des journalistes africains sur la migration de main-d’œuvre a été clairement affichée. L’ambition est d’assurer une collaboration continue entre les professionnels des médias et les institutions spécialisées de l’UA, notamment la Division du travail, à travers le Programme conjoint de migration de main-d’œuvre (JLMP). À cette occasion, le Réseau des journalistes africains a exprimé de nombreuses propositions et recommandations pour atteindre ces objectifs.

Les deux entités ont discuté d’un plan d’action commun qui sera opérationnel une fois validé. Il comporte, entre autres, l’organisation de conférences régulières et d’ateliers régionaux, la diffusion d’études de cas mettant en lumière les réussites migratoires africaines… Il s’agit également du projet de la création d’une plateforme numérique interactive, où les journalistes pourront échanger des ressources et des informations en temps réel. L’objectif est d’encourager l’échange d’expériences et la mise en commun des meilleures pratiques. Ces actions, complémentaires et coordonnées, visent à instaurer un environnement médiatique collaboratif et mieux informé pour promouvoir des récits plus justes et positifs sur la migration africaine.

«Le Réseau des journalistes africains sur la migration de main-d’œuvre offrira aux journalistes les outils et les contacts nécessaires pour couvrir les migrations de manière plus précise et plus humaine», a souligné Innocent Vuga, chargé de communication. Grâce à des données solides, à des formations ciblées et à la collaboration entre experts et journalistes, un nouveau récit peut ainsi voir le jour. Comme l’a rappelé Dr Sabelo Mbokazi : «Il est temps que les journalistes africains deviennent les porte-voix des réalités migratoires de leur continent. En mettant en avant les réussites et en s’appuyant sur des données précises, ils contribueront à écrire une nouvelle page de l’histoire africaine».