Rachid Benzine : L’immigration ne doit pas être réduite à un débat politique
Rachid Benzine publie un roman intitulé L’homme qui lisait des livres, parue aux éditions Julliard, à l’occasion de la rentrée littéraire. Le CCME, présidé par Driss El Yazami, est un espace de production intellectuelle, scientifique et culturelle qui œuvre en faveur des travaux des intellectuels de la diaspora.
En France, une véritable guerre des récits est en cours, et elle ne peut être remportée que grâce aux récits intimes. À l’occasion de la rentrée littéraire, l’écrivain et islamologue Rachid Benzine publie un roman sur le drame de Gaza, intitulé L’homme qui lisait des livres, aux éditions Julliard. Cette œuvre raconte l’histoire palestinienne à travers le portrait d’un libraire dont la survie dépend de la littérature. Benzine est également l’auteur de plusieurs ouvrages reconnus en France, tels qu’Ainsi parlait ma mère, Des mille et une façons d’être juif ou musulman, Voyage au bout de l’enfance et Les Silences des pères. Ce dernier a été réédité au Maroc par le CCME, dans un coffret publié chez Fenec, offrant une occasion privilégiée d’échanger avec l’auteur.
Libé : Ma première question concerne le coffret publié par le CCME dédié à votre œuvre. Les titres tels que Les Silences des pères, Voyage au bout de l’enfance, Dans les yeux du ciel, Ainsi parlait ma mère semblent rendre hommage aux parents ayant vécu l’exil en France, ce qu’on nomme l’immigration. En tant qu’islamologue reconnu depuis plus de vingt ans, avez-vous ressenti le besoin, par affection, d’exprimer la mémoire de nos familles et leur expérience en France ?
Rachid Benzine : Dans le cadre de ce coffret, deux ouvrages traitent directement de la question de l’immigration : Ainsi parlait ma mère et Les Silences des pères, qui se complètent. Mon intention était de comprendre ce qu’une vie devient si elle n’est pas racontée. Je suis profondément préoccupé par la mémoire, les silences et les récits. Nous, êtres humains, sommes avant tout des êtres narratifs : nous sommes constitués des histoires auxquelles nous adhérons. Toutefois, quelles sont ces histoires ? Sont-elles transmises au sein des familles, d’un point de vue intergénérationnel ? Trouvent-elles leur place dans l’espace public, la mémoire française, les manuels scolaires ?
Une vie qui n’a pas été mise en récit risque de sombrer dans l’oubli. Le récit est aussi une question de reconnaissance : c’est par lui que l’on se construit, avec une multitude d’intrigues. Il n’y a pas un récit unique de l’immigration, mais une pluralité d’histoires qui doivent être complexifiées pour parvenir à une véritable reconnaissance.
Nous avons aujourd’hui beaucoup de données sociologiques, anthropologiques et politiques sur l’immigration : expositions, études, archives. Cependant, cela ne suffit pas. Mon travail passe par l’intime. En abordant la fiction et le romanesque, je cherche à toucher le sensible. La littérature est une rhétorique du sensible au service du sens.
Dans Les Silences des pères, le fils reproche à son père de ne jamais avoir partagé son histoire. Cependant, après sa mort, il découvre un homme engagé et fier de ses enfants. Peut-on affirmer qu’après la colère vient la découverte ?
Oui, tout à fait. Dans la jeunesse, on ne s’intéresse souvent pas à la vie de ses parents. On se construit souvent en opposition à eux. Après leur décès, beaucoup regrettent de ne pas avoir eu certaines conversations, de ne pas avoir posé de questions. Dans le roman, le fils, grâce à des cassettes audio et à un périple sur les traces de son père – mines, foyers, chantiers – découvre une autre facette de lui-même. Ce voyage rend hommage à la condition ouvrière, car l’immigration est avant tout une histoire ouvrière, sociale et économique, intégrée à l’histoire française.
Il existe différents types de silences : ceux liés à l’exil, lorsqu’on arrive dans un pays sans maîtriser la langue et réduit à sa seule force de travail ; ceux liés aux humiliations et souffrances que l’on préfère taire pour protéger ses enfants ; les silences de la honte, ainsi que les silences comme retrait, une manière d’être au monde.
Un vieil ouvrier m’a dit un jour : « Je ne voulais pas remplir le cartable de mes enfants avec des pierres ». Cette phrase résume tout. Le silence peut être une forme de liberté, une résistance, mais aussi un mode de transmission. La question est : la transmission passe-t-elle uniquement par la parole, ou aussi par le silence et les gestes ?
En France, le récit officiel de l’immigration est souvent imposé par les institutions (écoles, universités, médias, politiques). Est-ce que raconter l’intime, parler des pères, participe également à construire notre propre récit ?
Oui, effectivement. Il n’existe plus de récit commun. La problématique est de savoir comment partager nos récits pour qu’ils deviennent communs : qu’une mémoire bretonne ou corse soit également la mienne, et que mon histoire devienne aussi la leur. C’est par le biais de l’intime que ce travail est possible, car les données scientifiques, bien que nécessaires, ne changent pas l’imaginaire collectif. Nous sommes en France dans une guerre des récits, et elle ne pourra être gagnée que par les récits intimes.
Vous ne pensez pas que ce travail est orienté ? Avec le financement, on va surtout aborder les questions des jeunes dans les banlieues, la violence dans les cités populaires, l’extrémisme religieux ou certaines religions. En même temps, on va omettre les Chibanis et parler peu des femmes dans l’immigration. Quelle est votre opinion là dessus ?
C’est vrai, mais il existe aussi des sociologues issus de l’immigration qui réalisent un travail remarquable dans leurs laboratoires, et qui est accessible. Il y a une certaine complexité, et je pense que les recherches scientifiques sont plutôt bien orientées. Ce que je veux dire, c’est que certaines études, ne représentant pas de véritables travaux scientifiques, obtiennent une attention médiatique considérable car elles vont dans le sens d’une thèse idéologique. Les travaux scientifiques sur les migrations existent, la question est de savoir comment garantir qu’ils aient un impact.
C’est là que nous manquons de relais dans l’espace public, car cela nécessite un travail de vulgarisation et d’appropriation. Par exemple, lorsque Pascal Blanchard travaille sur Paris arabe, la colonisation et les esclavages, il réussit à produire des ouvrages scientifiques tout en les transformant en expositions qui les rendent accessibles à travers des histoires et des récits. Le travail est là.
Le Maroc est l’un des rares pays à publier les travaux de ses intellectuels de la diaspora, même ceux ayant une autre nationalité, tout en maintenant un lien avec eux. Est-ce une expérience unique ?
Absolument, c’est un travail remarquable. Cela doit beaucoup à Driss El Yazami, président du CCME, qui a œuvré en France dans des associations comme Génériques, dédiées à la mémoire de l’immigration. Il a toujours eu à cœur les archives et la connaissance, considérant que les politiques publiques doivent se fonder sur la recherche scientifique.
Le CCME n’est pas seulement un conseil, mais aussi un lieu de production intellectuelle, scientifique et culturelle. C’est un espace d’hybridation, et je crois que c’est précisément ce dont nous avons besoin dans un monde complexe : des lieux capables de croiser savoirs, mémoires et cultures.
Paris : Entretien réalisé par Youssef Lahlali

