Maroc

Pouvoir d’achat en crise : «Moul L7anout», témoin et victime

Le «karni» : un filet social qui s’effiloche

Autrefois réservé aux imprévus, le crédit informel des épiciers est aujourd’hui un financement systémique. «Les familles notent des dettes pour l’huile et le sucre, parfois même pour des produits d’entretien», témoigne un autre commerçant. Mais si ce système permet aux clients de survivre, il met également en péril les épiciers eux-mêmes. Avec la flambée des prix, les dettes s’accumulent et les difficultés de recouvrement augmentent, plongeant les épiciers et leurs clients dans un cercle vicieux. Certains commerçants avouent qu’ils n’osent plus exiger le paiement, de peur de perdre leur clientèle déjà fragilisée. Avec des carnets totalisant des dizaines de milliers de dirhams par épicier, l’insolvabilité des ménages pourrait mettre les commerçants en défaut de paiement. Tous les maillons de la chaîne de valeur de l’économie marocaine risquent ainsi la paralysie.

Des étales de moins en moins garnies

Le problème ne s’arrête pas là. Les commerçants subissent eux aussi une hausse des coûts d’approvisionnement. «Certains produits ont doublé de prix au niveau des grossistes. Soit on les revend plus cher et on perd des clients, soit on ne les achète plus», explique un épicier de Casablanca. Face à cette équation impossible, certains préfèrent restreindre leur stock, ne prenant que ce qui se vendra à coup sûr. Beaucoup de commerçants font même l’impasse sur certaines denrées, supprimant des produits jugés trop chers et difficiles à écouler, afin d’éviter d’alourdir davantage leur trésorerie déjà fragile.

Une double menace : mini-markets et commerce informel

Les épiciers de quartier doivent désormais affronter une double pression. D’un côté, la multiplication des enseignes de supermarchés de proximité qui s’implantent dans les quartiers et captent une partie de leur clientèle. «Nous sommes durement concurrencés par ces nouveaux points de vente qui bénéficient de facilitations et prolifèrent de manière inquiétante. Beaucoup d’épiciers ont été contraints de fermer à cause de cette présence envahissante», déplore M. Aït Si.

De l’autre, les vendeurs ambulants et le commerce informel viennent encore compliquer la donne. Ces marchands, qui échappent aux impôts et aux charges, proposent souvent des prix imbattables. «Un épicier ne peut pas rivaliser avec un vendeur ambulant qui offre des tomates à un tarif bien inférieur», explique un autre commerçant. Cette situation creuse un fossé de plus en plus profond entre le commerce formel et le marché de rue, mettant en péril la pérennité des petites épiceries.

L’effet Ramadan

Avec le mois sacré du Ramadan, l’inquiétude grandit. «Les familles dépensent toujours plus en cette période, mais cette année, elles auront beaucoup plus de mal», prévient un épicier de Fès. Les prix des produits phares du Ramadan, comme les dattes, la farine et l’huile, sont déjà en hausse. Beaucoup redoutent une baisse de la consommation, une première pour cette période de l’année où les achats explosent traditionnellement. «Cette crise doit être gérée en urgence, le gouvernement doit prendre des mesures strictes pour éviter le pire», prévient l’acteur associatif Hicham menzwaghia.

Un avenir incertain

Face à cette crise du pouvoir d’achat, plusieurs pistes sont avancées par les commerçants. La première concerne un meilleur encadrement des prix, notamment pour les produits de première nécessité, afin d’atténuer les effets de l’inflation. Certains plaident également pour un renforcement des dispositifs d’aide sociale en faveur des ménages les plus vulnérables. Du côté des commerçants, une régulation plus stricte du commerce informel est demandée afin de rétablir des conditions de concurrence équitables. En parallèle, un soutien spécifique aux petits commerçants pourrait être envisagé, notamment à travers des incitations fiscales ou des facilités d’accès au financement.

Dans les quartiers, les discussions tournent de plus en plus autour de cette question centrale : jusqu’où ira la hausse des prix ? Les commerçants, en première ligne face à cette crise, expriment leur inquiétude quant à l’avenir. L’augmentation des coûts des matières premières à l’échelle mondiale, combinée aux fluctuations économiques locales, laisse planer le risque d’une aggravation de la situation. Si aucune mesure concrète n’est prise pour enrayer la spirale inflationniste et protéger à la fois les consommateurs et les petits commerçants, la précarisation du commerce de proximité pourrait s’accélérer. Une issue qui, au-delà de son impact économique, affecterait profondément le tissu social marocain, où Moul L’7anout demeure bien plus qu’un simple vendeur : un repère, un lien de solidarité et un acteur essentiel du quotidien.

Les solutions tardent à se concrétiser. En attendant, Moul L’7anout continue d’accueillir ses clients avec le sourire, même lorsque leur panier se vide de jour en jour. Il reste cet épicier de quartier, ce confident involontaire, ce repère essentiel dans un Maroc qui voit son pouvoir d’achat s’éroder. Son étal, autrefois symbole d’abondance, est aujourd’hui le témoin silencieux d’une économie en souffrance.