Personnes en situation de handicap : les mentalités ont évolué mais pas les politiques publiques

Longtemps reléguée au second plan, la question du handicap se trouve néanmoins depuis plus d’une décennie au cœur de l’agenda politique : la Constitution de 2011, la loi-cadre 97-13, l’extension progressive de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), ainsi que l’instauration de la carte «spécial handicap». Pourtant, ces avancées législatives peinent à se concrétiser et à déboucher sur des politiques publiques véritablement inclusives. Partant de ce constat, Amina Slaoui, présidente de l’Amicale marocaine des Handicapés, insiste sur l’impérieuse nécessité d’une action publique cohérente et tangible pour éveiller la conscience collective autour de cette question.
Invitée de «L’Info en Face», Mme Slaoui ne se fait guère d’illusions : «Clairement, on n’est pas une priorité». Car selon elle, quotidiennement, des milliers de Marocaines et de Marocains vivent avec un handicap, souvent confrontés à une précarité extrême et à un sentiment d’abandon institutionnel. Et au cœur de ce combat de tous les jours, les femmes jouent un rôle central. Les mères sont les véritables piliers de la prise en charge. «Ce sont elles qui portent tout à bout de bras, avec courage et dignité. Les pères sont souvent absents», a-t-elle affirmé. Malgré un corpus juridique en apparence robuste, à commencer par l’article 34 de la Constitution de 2011, la loi-cadre 97-13 relative à la protection et à la promotion des droits des personnes en situation de handicap, ou encore la généralisation de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), la mise en œuvre concrète de ces dispositifs demeure largement en deçà des attentes.
«Des avancées juridiques sans effet»
Amina Slaoui cite en exemple la «carte spécial handicap», présentée comme un levier essentiel d’accès aux prestations sociales et aux services de mobilité. Or celle-ci reste confinée à une phase expérimentale dans la région de Rabat. «On n’a aucune nouvelle. À quand la généralisation ? Tout le monde attend ça», s’interroge-t-elle, pointant l’inertie administrative. En parallèle, le diagnostic est tout aussi préoccupant sur le front de l’emploi. Alors que le taux de chômage national atteint 13,3%, celui des personnes en situation de handicap dépasse les 66%, soit près de six fois plus. Un écart vertigineux que Mme Slaoui impute à l’absence de politiques d’insertion ciblées, à un manque d’adaptation des environnements professionnels et à une faible mobilisation du tissu économique. «Il n’y a pas de dispositifs structurés. L’engagement des entreprises reste insuffisant», déplore-t-elle.
Quant au décret récemment adopté en Conseil de gouvernement, prévoyant la création de commissions régionales pour améliorer l’accompagnement des enfants handicapés, Amina Slaoui le considère comme un signal encourageant. Mais elle appelle à passer des annonces institutionnelles à l’action effective sur le terrain. Mais pour elle, le véritable point de départ de toute inclusion durable réside dans l’école. Les chiffres qu’elle avance sont édifiants : seuls 32% des enfants en situation de handicap sont scolarisés, dont à peine 12% accèdent à l’enseignement supérieur. Un parcours semé d’embûches, marqué par les discriminations, l’inaccessibilité des infrastructures et l’isolement. «Il faut un mental d’enfer et des parents engagés» pour surmonter tous ces obstacles, résume-t-elle avec émotion.
Malgré ce constat sévère, Amina Slaoui tient à louer les efforts de certains acteurs engagés, en particulier la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), avec laquelle l’AMH entretient une collaboration active en faveur de l’insertion professionnelle. Une dynamique qu’elle espère voir amplifiée à l’échelle nationale.
L’école, le socle oublié de l’inclusion
Si Amina Slaoui reconnaît des avancées notables sur le plan normatif, notamment l’inscription du droit à l’éducation, à la santé et à l’accessibilité dans la Constitution de 2011, elle refuse de s’en satisfaire. «Ces textes restent lettre morte tant qu’ils ne se traduisent pas en actes», affirme-t-elle, précisant que l’école doit être au cœur de tout projet visant l’inclusion des personnes à besoins spécifiques. «L’école, c’est le point de départ de tout», rappelle-t-elle, en écho à une statistique évoquée durant le téléthon organisé le 2 mai dernier sur la Chaine 2M : seuls 32% des enfants en situation de handicap seraient aujourd’hui scolarisés. Un chiffre qu’elle avance avec prudence, mais qu’elle considère néanmoins révélateur d’un système qui, en dépit des principes proclamés, persiste à marginaliser une catégorie sociale des plus vulnérables. «On parle d’insertion professionnelle, d’accès aux soins ou aux transports… mais si on ne commence pas par permettre aux enfants d’apprendre, on les exclut dès le départ», insiste-t-elle, rappelant à cet égard que plus d’un tiers des personnes en situation de handicap au Maroc sont encore privées des compétences les plus fondamentales : lire, écrire, compter.
Militante infatigable de l’éducation inclusive, Amina Slaoui évoque l’exemple concret de l’institution Tahar Sebti, fondée par sa tante Zhor Sebti et reprise par elle en 2011. Cet établissement privé pionnier qui accueille aujourd’hui jusqu’à 20% d’élèves en situation de handicap. «J’ai rendu l’école accessible, installé des rampes, des sanitaires adaptés, formé les enseignants… Ce n’est pas compliqué», affirme-t-elle. Les résultats sont au rendez-vous : une intégration réussie, un climat scolaire apaisé, et en prime le regard de la société est en train changer ! Selon elle, cette expérience est plus une question de volonté que de moyens. «Nous avons élaboré des mallettes pédagogiques avec très peu de moyens. Nous sommes un modèle et nous voulons le partager», dit-elle avec beaucoup de conviction.
«Une accessibilité urbaine toujours absente»
Pour Amina Slaoui, la question de l’accessibilité constitue l’angle mort des politiques publiques. À travers un témoignage personnel, elle illustre l’écart saisissant entre les engagements proclamés et la réalité du quotidien. De retour d’un séjour dans une ville olympique en France, elle décrit une expérience où l’accessibilité universelle est une réalité concrète : rampes sur les trottoirs, sanitaires adaptés, transports publics inclusifs, voirie pensée pour tous. «Pourquoi est-ce qu’on n’est pas capable de le faire dans nos pays ?», s’interroge-t-elle, un tantinet amère. Car selon l’invitée de «L’Info en Face», au Maroc l’accès aux besoins les plus élémentaires demeure une épreuve constante pour les personnes en situation de handicap. «Il faut repérer un café pour aller aux toilettes, encore faut-il qu’elles soient accessibles», déplore-t-elle. En dehors des établissements hôteliers haut de gamme, la quasi-absence d’infrastructures sanitaires accessibles est révélatrice, selon elle, d’un manque de considération pour les besoins fondamentaux d’une frange importante de la population.
À cet égard, Amina Slaoui évoque de nouveau la loi-cadre 97-13, adoptée dans le but de garantir les droits fondamentaux des personnes handicapées, rappelant qu’elle prévoit explicitement des normes d’accessibilité à l’espace public, aux services sociaux et à l’emploi. Pourtant, sa mise en œuvre est lacunaire puisqu’elle reste marquée par l’absence de contrôle, le manque de coordination interinstitutionnelle et l’ineffectivité des sanctions, fait-elle remarquer. Elle pointe également du doigt la complexité excessive des démarches administratives, souvent opaques, qui freinent l’accès aux prestations sociales censées compenser les désavantages liés au handicap. Ce manque de lisibilité et de simplification, estime-t-elle, contribue à renforcer l’exclusion plutôt qu’à la combattre.
Une «invisibilisation institutionnelle»
Si au niveau de l’application des lois, l’engagement des pouvoirs publics demeure insuffisant au niveau sociétal, Amina Slaoui estime des évolutions notables. «Le regard a changé. Aujourd’hui, les personnes en situation de handicap sont davantage présentes dans l’espace public», observe-t-elle, soulignant qu’il s’agit là des prémices d’une transformation des mentalités. D’ailleurs, elle rappelle à ce titre que l’Amicale marocaine des handicapés a organisé le 2 mai dernier un Téléthon diffusé sur la chaîne 2M, marquant ainsi le retour de l’événement après vingt-trois années d’interruption. Suivi par plus de 8,4 millions de téléspectateurs, ce rendez-vous a suscité une mobilisation exceptionnelle, traduisant un intérêt massif de l’opinion publique pour une cause longtemps tenue à l’écart de l’espace politico-médiatique, estime Amina Slaoui, présidente de ladite association. Selon elle, cette initiative visait avant tout à «remettre le sujet sur la table» après des années de silence institutionnel et médiatique.
Mais au-delà de l’audience record, Amina Slaoui voit dans le succès de ce téléthon la preuve que pour la société, la question du handicap n’est pas aussi marginale qu’on le pense. Elle regrette néanmoins que, malgré cette résonance médiatique, les réponses institutionnelles concrètes tardent à émerger, ce qui constitue un défi qu’il convient de relever à tout prix. «Tout le monde connaît une personne handicapée. L’Organisation mondiale de la santé évoque une prévalence de 15%, ce qui correspond à près de 4 millions de Marocains. Pourtant, les chiffres officiels ne font état que de 2,2 millions de personnes», relève-t-elle, pointant une sous-estimation institutionnelle lourde de conséquences. Ce décalage statistique participe, selon elle, à une invisibilisation structurelle qui retarde la mise en place de politiques publiques proportionnées aux besoins réels. Or l’inclusion des PSH n’est pas seulement une politique sociale, mais un impératif éthique et civilisationnel, conclut l’invitée de «L’Info en Face».
Plaidoyer pour un véritable Momentum en faveur des PSH
Amina Slaoui appelle de ses vœux un Momentum autour de la question du handicap. «Cela fait trente-trois ans que nous sommes engagés sur le terrain, et il n’y a jamais eu de véritable Momentum», déclare-t-elle. Pour elle, l’effervescence institutionnelle suscitée par l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations 2025 et la co-organisation du Mondial 2030 doit être mise à profit pour lancer une mobilisation générale en faveur de la cause des PSH. «Il faut qu’on se prépare non seulement pour accueillir des visiteurs dont certains sont des personnes aux besoins spécifiques, mais il faut qu’on pense d’abord à celles qui vivent déjà ici», plaide-t-elle.