Opposition numérique : portée et limites d’une nouvelle forme contestation au Maroc


Mustapha El Khalfi, ancien ministre de la Communication et actuellement professeur à l’Institut supérieur de l’information et de la communication, a ouvert la Conférence en interrogeant la nature même de l’opposition populaire à l’ère numérique. «Il faut distinguer deux formes d’opposition», affirme-t-il. «Celle des acteurs politiques organisés qui utilisent le numérique comme levier d’action, et celle, plus insaisissable, d’individus ou de groupes anonymes, parfois fictifs, générés même par l’intelligence artificielle (IA)». Selon l’ancien ministre, plusieurs transformations majeures expliquent cette émergence. D’abord, une révolution technologique et infrastructurelle «Aujourd’hui, nous comptons 38 millions de connexions internet au Maroc, soit plus que la population totale. Chaque jeune, même illettré, a une page Facebook», a-t-il noté. Ce phénomène est, en grande partie, porté par la tranche d’âge des 18-30 ans, qui représente 56% des pages Facebook recensées au Maroc. Ensuite, le numérique a transformé la gestion des données et le ciblage des publics. El Khalfi raconte comment, lors de sa campagne électorale à Sidi Bennour en 2016, il a pu, grâce à des outils numériques, atteindre plus de 200.000 personnes en deux semaines avec un simple discours audiovisuel, précisément orienté vers les habitants ou natifs de la ville. Par ailleurs, l’accès à l’information et aux contenus, autrefois centralisé et filtré, est aujourd’hui décentralisé, rapide et massif. Les réseaux, devenus tentaculaires, permettent à des messages de se propager avec une force inédite, souvent amplifiée par le recours à des algorithmes ou à l’intelligence artificielle. Il évoque notamment une affaire où un individu nommé «David Levy», dont les contenus alimentaient l’hostilité entre le Maroc et l’Algérie, s’est avéré être une création fictive par IA. À cette mutation technologique s’ajoute une transformation démographique.
Réseaux sociaux : un espace alternatif, efficace et influent
«En vingt ans, nous sommes passés de 300.000 à plus d’un million d’étudiants dans les universités marocaines. Et ce sont ces jeunes diplômés, souvent sans emploi, qui investissent le numérique comme espace d’expression et de contestation», analyse-t-il. Il pointe également la perte de confiance envers les canaux traditionnels d’intermédiation – partis politiques, syndicats, presse conventionnelle– et le faible taux d’adhésion aux partis, qui ne dépasse pas 1%. Le numérique devient alors un espace alternatif, efficace et influent. El Khalfi cite les plateformes publiques comme «Chikayat.ma», largement utilisées, car perçues comme efficaces : «Les gens y trouvent une réponse. Ils déposent une plainte, et reçoivent une réponse directe de l’Inspection générale du ministère concerné. Voilà l’efficacité que recherchent les citoyens».
L’exemple de la campagne de boycott de 2018 est fort éloquent à cet égard. D’abord initiée par six groupes Facebook, cette mobilisation s’est propagée en quelques heures, atteignant plusieurs centaines de milliers de personnes, avant de franchir un cap quand les autorités politiques ont réagi, propulsant le mouvement sur le devant de la scène nationale. Il note que la réussite de cette campagne repose sur une dynamique décentralisée : «Ce n’était pas une page ou une personne, c’était des Marocains partout – en France, en Espagne, à Rabat et à Marrakech – qui créaient et partageaient du contenu».
Pour lui, il ne faut pas voir cette opposition numérique comme un substitut à l’action politique classique, mais comme un espace complémentaire. «Cette année encore, on a vu deux mobilisations notables : celle des enseignants et celle des étudiants en médecine. Toutes deux ont existé dans la rue et sur les réseaux». Ainsi, Mustapha El Khalfi plaide pour une démocratie qui prenne en compte les transformations induites par le numérique. «Si les partis politiques ne deviennent pas eux-mêmes des acteurs numériques, ils cesseront simplement d’exister». Et il insiste : «La démocratie exige la liberté d’expression, y compris dans l’espace digital». Pour lui, la réponse passe par un véritable éveil à la citoyenneté numérique, une lutte active contre les fake news, et une refondation des institutions politiques pour les rendre compatibles avec cette nouvelle ère d’engagement.
Une colère structurée en ligne
Spécialiste des dynamiques digitales et chercheur en data science, Saïd Bennis estime que l’opposition numérique ne peut être comprise sans une approche méthodologique rigoureuse, appuyée sur les flux d’interactions et les réseaux de mobilisation virtuelle.
«On ne peut plus penser les mouvements sociaux comme avant. Aujourd’hui, ils se déclenchent, s’organisent, et s’auto-régulent dans des temporalités éclatées, mais avec une puissance d’impact inédite». Pour Bennis, les hashtags, les vidéos virales, les pétitions ou les appels au boycott sont autant de formes de discours politiques qui «ne s’expriment pas seulement contre, mais aussi pour une gouvernance transparente, pour une justice sociale, pour une dignité partagée».
L’intervenant évoque le rôle fondamental des «communautés épistémiques numériques», c’est-à-dire des groupes informels qui construisent, partagent et diffusent une vision critique de l’action publique : «Ce sont des foyers d’analyse, pas uniquement de colère. Il faut cesser de les regarder avec méfiance !» Pour ce penseur, «le pouvoir qui ne prend pas en compte cette intelligence distribuée perd à terme en légitimité. Le numérique est un miroir brutal, mais fidèle de nos fractures sociales et de nos espoirs communs».
Une opposition sans chef, mais pas sans voix
Pour l’expert Mohamed Khomssi, l’opposition numérique ne suit aucun schéma classique. Elle n’a pas de leader, pas de parti, pas de programme, mais elle n’est pas pour autant dénuée de sens. «Elle parle, elle conteste, elle interpelle. Et surtout, elle ne demande pas la permission», dit-il avec un sourire. Il en propose une lecture en huit traits marquants : hors du champ électoral, cette opposition ne cherche pas à accéder au pouvoir ; sans projet idéologique, elle fédère autour d’un rejet commun plutôt que d’un rêve partagé. Déstructurée, elle se passe de structures formelles. Et contrairement aux oppositions classiques, elle ne vise pas le renversement du régime, mais appelle à des réformes ciblées, à des réponses concrètes. Elle s’ancre souvent dans des territoires en marge, là où les services publics manquent, où l’injustice se ressent au quotidien. Son langage est émotionnel, spontané, souvent corrosif. Elle avance sans plan, portée par des pics d’indignation, mais laisse une trace. Et bien qu’elle semble locale, elle trouve un écho national, parfois même international, à travers la viralité des contenus. «Ce n’est pas une révolution organisée, mais une parole éclatée, libre, qui en dit long sur l’état du lien entre citoyens et institutions», conclut Khomssi. Une opposition sans chef, mais pas sans voix.
Un thermomètre social
Pour sa part, Abderrahim El Atri, professeur universitaire et sociologue, a abordé la question de l’opposition numérique sous l’angle de la construction du politique. Pour lui, les mobilisations digitales expriment une souffrance sociale réelle, mais leur impact politique reste limité par l’absence d’organisation, de vision commune et de leadership. «La rue numérique agit dans l’instant, elle dénonce, elle expose, elle mobilise. Mais peut-elle structurer une alternative ? Peut-elle se transformer en force de proposition? La réponse, aujourd’hui, est encore non», a-t-il affirmé. Selon lui, les protestations en ligne remplissent une fonction cathartique, mais peinent à s’inscrire dans le temps long nécessaire à tout changement politique durable. Il note cependant une transformation profonde du rapport des citoyens au pouvoir, où les plateformes sociales remplacent peu à peu les canaux classiques de médiation : «Le digital a désacralisé le pouvoir. Il a ouvert la parole à ceux qui n’avaient ni tribune ni porte-voix. Mais cette libération reste fragile, souvent éphémère, et parfois manipulée». El Atri insiste sur la nécessité de penser la régulation sans censure, et surtout de créer des espaces de transfert de la parole numérique vers l’agenda public «Ce qui manque aujourd’hui, c’est une capacité à traduire l’énergie protestataire en stratégie politique. Nous avons des colères, mais pas encore un discours fédérateur», conclut-il.
In fine, le modérateur de la conférence, Boubker El Faqih Tetouani, a tenu à replacer ces réflexions dans une dynamique de responsabilisation collective «Ce que nous observons aujourd’hui, ce n’est pas seulement une colère sociale exprimée en ligne, mais l’éveil d’une conscience civique numérique. Reste à savoir si les institutions sauront y répondre avec l’écoute et la réforme». Pour lui, cette opposition ne peut plus être ignorée ou disqualifiée comme un simple phénomène de mode. Badr Zaher El Azrak, professeur et économiste, a quant à lui souligné l’urgence de structurer la réponse publique. «Il faut sortir d’une approche défensive ou répressive face à cette expression populaire. Le digital, s’il est bien compris, peut être un levier de réconciliation entre citoyens et institutions».