Maroc et intelligence artificielle : qui pilote la machine ?


Le 5 juillet 2022, dans un message adressé aux participants du rassemblement africain des ministres des Finances et gouverneurs des Banques centrales,
posait déjà les bases du débat : «La numérisation, en tant que choix économique, exige de disposer de ressources humaines qualifiées et en nombre suffisant et d’enraciner cette culture numérique dans les différentes composantes de la société, tout en développant des infrastructures techniques capables de suivre le rythme accéléré de transformation de ce secteur.» Deux ans plus tard, ce sont les
eux-mêmes qui prennent le relais. À travers un rapport de plus de 300 pages,
progresse en ordre dispersé.
Une IA sans gouvernail : les chiffres d’un déséquilibre
Certes, des chantiers existent : des centres de données sont en cours d’aménagement, des formations techniques ont été ouvertes dans certaines universités, des applications sont testées dans l’agriculture de précision ou le diagnostic médical assisté. Mais ces initiatives, aussi prometteuses soient-elles, avancent en ordre dispersé. «Certaines institutions auditionnées ont présenté des projets de numérisation sans pour autant être en mesure d’en préciser les indicateurs d’impact ou de fournir une évaluation spécifique liée à l’intelligence artificielle. Le problème est moins technologique qu’institutionnel : personne ne supervise réellement ce mouvement. Le rapport le dit sans détour «L’État ne dispose pas, à ce jour, d’un organe centralisé capable de coordonner, de réguler et d’évaluer l’introduction de l’intelligence artificielle dans l’action publique.»
En coulisse, plusieurs ministères avancent leurs propres outils – le ministère de la Santé avec des dispositifs d’analyse automatisée d’imagerie, celui de l’Agriculture avec des capteurs intelligents sur les parcelles céréalières, l’Éducation nationale avec des plateformes de suivi personnalisé des élèves. Mais aucun n’agit dans un cadre partagé, aucun ne s’inscrit dans une stratégie nationale concertée. «Le manque de convergence entre les politiques sectorielles constitue l’un des principaux obstacles au développement cohérent de l’intelligence artificielle au Maroc», lit-on encore. Le résultat ? Des dépenses publiques fragmentées, une absence de normes communes et surtout une fuite en avant technologique sans vision politique. Les données circulent, mais sans cadre souverain. Les algorithmes s’installent, mais sans garde-fous éthiques définis à l’échelle nationale. «Sans coordination institutionnelle, les initiatives restent isolées, non reproductibles et souvent limitées à l’expérimentation locale». Et derrière ces constats se dessine une tension plus profonde : le Maroc veut faire de l’IA un levier de développement, mais il continue de traiter la question comme une succession de micro-projets numériques.
Dans le rapport, les députés ne cachent pas leur inquiétude : «La prolifération d’initiatives sans cadre stratégique renforce le risque que l’intelligence artificielle, au lieu de servir l’intérêt général, devienne un simple outil technique entre les mains de quelques acteurs isolés.» Le Maroc affiche pourtant des ambitions élevées. Il se rêve en hub africain de la tech, multiplie les appels à la souveraineté numérique, vante sa jeunesse numérique. Mais sur le terrain, l’absence d’une boussole stratégique fragilise cette posture. «L’intelligence artificielle ne peut être un simple effet d’annonce. Elle exige des choix politiques forts, une vision structurante et des mécanismes de suivi effectifs», préviennent les députés.
Ce que cela change, concrètement : le cas de l’éducation
Prenons l’exemple de l’éducation. Le rapport identifie ce secteur comme prioritaire, tant pour son rôle dans le développement humain que pour les défis structurels qu’il concentre. Les résultats du Maroc aux évaluations internationales (PISA, TIMSS, PIRLS) restent faibles, et le pays figure à la 174e place sur 199 dans le classement mondial du QI moyen publié par Ceoworld Magazine en 2024. Dans ce contexte, l’intelligence artificielle est perçue comme une opportunité pour améliorer la qualité de l’enseignement et l’équité du système éducatif. Des efforts sont déjà en cours. Le ministère de l’Éducation a lancé la «Caravane pour tous», une initiative de sensibilisation à l’IA qui inclut la formation des enseignants et l’encadrement des élèves. Son ambition : passer de 74.880 bénéficiaires en 2023 à plus de 625.000 d’ici 2027, avec un budget multiplié par huit. Autre expérimentation marquante : un système d’intelligence artificielle appliqué à la gestion du soutien scolaire, déployé dans l’Académie de Draâ-Tafilalet. En s’appuyant sur les bases de données Massar, SAGE+ et GEXA+, ce système permet de prédire les performances des élèves, de repérer ceux en risque de décrochage scolaire et d’améliorer les taux de réussite aux examens. Les résultats positifs ouvrent la voie à une extension nationale.
Dans le même esprit, une étude conjointe entre le ministère et l’Université Mohammed VI Polytechnique a démontré l’efficacité d’un modèle prédictif pour détecter précocement le décrochage scolaire, grâce à l’usage de techniques avancées d’apprentissage automatique (SHAP). Ces outils visent à orienter des interventions pédagogiques ciblées, notamment en milieu rural. Enfin, une nouvelle plateforme en cours de développement, ma.LMSeducation, devrait intégrer des classes virtuelles et déconnectées, une plateforme linguistique et des outils d’IA pour personnaliser l’apprentissage. Elle offrira aussi des tableaux de bord dynamiques pour permettre aux enseignants de suivre les progrès des élèves et de mieux adapter leurs méthodes. Mais le rapport rappelle aussi les limites à ne pas sous-estimer : fracture numérique, inégalités d’accès aux équipements, manque de formation des enseignants et absence de cadre clair pour la gestion des données scolaires.
Une opportunité encore saisissable ?
Le rapport parlementaire ne se contente pas de pointer les dérives : il propose une issue. Une autorité stratégique nationale, dotée de réels pouvoirs de coordination, de régulation et de suivi. Une stratégie unifiée. Une loi-cadre. Des priorités claires. «La réussite d’un déploiement éthique et cohérent de l’intelligence artificielle suppose l’existence d’un cadre national intégré, appuyé par une gouvernance politique assumée.» Les députés identifient les secteurs clés : santé, éducation, finances, agriculture. Ils appellent à passer d’une logique de projets à une politique publique. Mais depuis l’adoption du rapport, rien n’a bougé. Aucune feuille de route. Aucune instance créée. Aucune loi annoncée. «Un pays qui n’encadre pas son intelligence artificielle risque, à terme, d’en perdre l’intelligence.» L’alerte est lancée. La fenêtre d’action se referme. Le Maroc a le choix : reprendre la main ou se laisser gouverner par des machines conçues ailleurs.