Maroc

Majorité-opposition : un face-à-face houleux, mais sans vainqueur ni vaincu

Le débat avait pour ambition de confronter des idées, il s’est vite transformé en un révélateur des insuffisances qui minent le jeu parlementaire marocain. Organisée mercredi à Rabat par la Fondation Al-Faqih Tétouani, la rencontre intitulée «Maarakat al ḥojaj» (la bataille des arguments) a rassemblé les présidents des groupes parlementaires de la majorité et de l’opposition dans un exercice rare de confrontation directe. Pendant près de deux heures, les échanges ont porté sur l’efficacité des politiques publiques, la répartition des ressources et le fonctionnement même du système institutionnel.

Une démocratie sous tension arithmétique

Dès les premières interventions, l’opposition a dénoncé un déséquilibre structurel du Parlement. Abderrahim Chahid, président du groupe socialiste (Union socialiste des forces populaires-USFP), a rappelé que la majorité gouvernementale issue des élections de 2021 concentre les leviers du pouvoir parlementaire à un niveau inédit. «La majorité actuelle est tellement dominante que l’opposition, numériquement marginalisée, ne peut même pas activer les mécanismes constitutionnels prévus, comme la commission d’enquête», a-t-il déploré. Il précise que les partis d’opposition, tous groupes confondus, ne disposent pas du tiers nécessaire (133 sièges sur 395) pour lancer ce type d’initiative.

Rachid Hammouni, chef du groupe du Parti du progrès et du socialisme (PPS), a quant à lui fustigé une «démocratie amputée» de ses contre-pouvoirs. «Nous ne demandons pas un renversement de majorité, mais simplement l’accès à nos droits constitutionnels. La démocratie n’est pas seulement le vote, c’est aussi le contrôle.» En réponse, Mohamed Ghouini Chouki, président du groupe du Rassemblement national des indépendants (RNI), a répliqué avec fermeté : «Le peuple nous a donné la majorité. Nous exerçons un mandat légitime, et nous ne sommes pas tenus de valider les manœuvres d’une opposition qui cherche le buzz.»

437 millions ou 13 milliards ? Une guerre des chiffres

Le dossier du soutien public à l’importation des ovins pour l’Aïd a cristallisé les tensions. L’opposition accuse le gouvernement d’avoir alloué des sommes considérables – jusqu’à 13,3 milliards de dirhams selon certaines estimations médiatisées – à une opération qui, selon elle, n’a eu aucun effet sur les prix dans les marchés. Mohamed Chouki a rejeté cette version : «Le montant réel débloqué est de 437 millions de dirhams. Les 13 milliards évoqués correspondent à une estimation fictive de la perte fiscale liée à la baisse des droits de douane et de la TVA. Ce ne sont pas des fonds sortis du budget de l’État.»

Majorité gouvernementale : une course électorale avant l’heure ?

Mais Hammouni insiste : «Même si c’est “seulement” 437 millions, cet argent public n’a pas servi les citoyens. Il a profité à 18 importateurs, selon des déclarations officielles. Où sont passés ces moutons ? Le citoyen les a-t-il vus sur les marchés ? Non. Et les prix n’ont pas baissé.» Ahmed Touizi (PAM) a, de son côté, évoqué un effort responsable du gouvernement pour éviter la flambée des prix. «L’intervention de l’État a été un choix assumé pour soutenir la capacité d’achat des Marocains. Le dispositif sera évalué, comme toute mesure publique», a-t-il indiqué.

Une opposition bridée, un Parlement verrouillé ?

Plus globalement, l’opposition dénonce l’étouffement de ses prérogatives. Selon M. Chahid (USFP), «le Parlement fonctionne aujourd’hui en mode vertical. Même nos amendements les plus techniques sont rejetés sans débat.» Il évoque aussi un temps de parole limité à «15 minutes» par semaine lors des séances des questions orales, contre près de trois heures pour la majorité et le gouvernement. La majorité, elle, insiste sur la cohésion de son action. «Contrairement aux gouvernements précédents, où les composantes de la majorité se neutralisaient mutuellement, nous agissons comme un seul bloc. Il est normal que cela se traduise dans le fonctionnement parlementaire», soutient M. Touizi.

Le débat a par ailleurs révélé une divergence profonde dans l’appréciation du lien entre l’exécutif et la société. Pour l’opposition, la distance entre les décisions prises à Rabat et les préoccupations quotidiennes des citoyens ne cesse de se creuser. «Vous annoncez des aides, mais sur le terrain, les citoyens n’en voient pas la couleur», affirme M. Hammouni. «Le chômage a atteint 20%, notamment chez les jeunes diplômés. Le prix de la viande dépasse les 140 dirhams le kilo. Et vous refusez toute remise en question.» Mohamed Chouki, en contrechamp, cite les aides versées à «4,5 millions de familles» et l’exemple de Zagora, où «plus de 45.000 familles ont reçu un appui direct». Il rejette l’idée d’une fracture : «Nous sommes proches du terrain, nous agissons. Ceux qui alimentent la défiance sont ceux qui instrumentalisent la pauvreté à des fins électorales.»

Un débat qui interroge la maturité démocratique

Dans cette joute très animée, un seul point de convergence : la reconnaissance du rôle crucial du Parlement dans la régulation démocratique et le contrôle des politiques publiques. Mais sur la manière d’exercer ce rôle, les visions divergent radicalement. Au sujet des subventions à l’importation des moutons, l’opposition exige la création d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur les bénéficiaires et l’impact réel de la mesure. La majorité, elle, a choisi de mettre en place une mission d’information, jugée moins lourde et plus rapide.

Pour M. Hammouni, le choix n’est pas anodin : «La mission d’information, c’est observer sans pouvoir intervenir. Une commission d’enquête, c’est aller au fond. Pourquoi la refusez-vous ? De quoi avez-vous peur ?» M. Chouki répond : «L’opposition ne dispose pas du tiers des voix pour imposer une telle commission. Ce qu’elle veut, c’est créer un événement médiatique, pas une enquête sérieuse.» À l’issue du débat, aucun camp n’a réellement convaincu l’autre, mais ce qui est sûr, c’est que ce débat a permis de mettre la lumière sur tout un équilibre démocratique qui vacille, entre une majorité dominante, une opposition marginalisée et un citoyen de plus en plus en retrait.