Lutte contre la corruption : pourquoi le projet de loi sur la procédure pénale divise

L’examen du projet de loi 03.23 relatif à la procédure pénale, actuellement en discussion en Commission au Parlement, suscite de vives réactions. Alors que certaines dispositions marquent des avancées saluées par l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption, d’autres inquiètent fortement. La possibilité pour les associations de la société civile de se constituer partie civile sans conditions supplémentaires est au cœur des débats. Les partis politiques se mobilisent : le Parti du progrès et du socialisme, le Parti de l’Istiqlal et l’Union socialiste des forces populaires organisent des rencontres sur le sujet dans les prochains jours.
Un arsenal juridique modernisé mais controversé
Adopté par le Conseil du gouvernement le 29 août 2024, ce texte législatif attendu marque une étape significative dans l’évolution du dispositif judiciaire marocain. Son ambition affichée : moderniser et renforcer les mécanismes de procédure pénale pour lutter plus efficacement contre les pratiques criminelles, avec un accent particulier sur les délits de corruption. L’INPPLC, qui avait déjà formulé un ensemble de recommandations en 2022, à travers un avis actualisé publié récemment, ne cache pas sa satisfaction face à certaines avancées introduites dans cette nouvelle mouture.
Parmi les dispositions saluées figure notamment l’instauration du principe de recours contre les décisions de classement sans suite prises par les procureurs du Roi ou leurs Substituts. «C’est une avancée significative qui renforce la transparence et les droits des victimes», souligne l’Instance dans sa communication officielle, y voyant un progrès tangible dans l’architecture judiciaire marocaine. Toutefois, ces pas en avant semblent insuffisants au regard des restrictions maintenues, voire renforcées, concernant le rôle des associations de la société civile dans le processus judiciaire. Cette dichotomie entre progrès et reculs potentiels alimente un débat de fond sur l’équilibre des pouvoirs dans le système pénal marocain.
La société civile enchaînée par une autorisation ministérielle
L’épicentre de la controverse se situe dans une disposition spécifique du projet de loi : celle concernant la capacité des associations reconnues d’utilité publique à se constituer partie civile dans les affaires de corruption. Dans sa formulation actuelle, le texte conditionne ce droit fondamental à l’obtention d’une autorisation préalable délivrée par le ministère de la Justice.
Cette exigence a provoqué une levée de boucliers immédiate parmi les défenseurs des droits civiques et les organisations anti-corruption. L’INPPLC n’a pas manqué de faire entendre sa voix dans ce concert de critiques. «Imposer une autorisation préalable est une entrave directe à la participation active de la société civile dans la lutte contre la corruption», affirme sans ambages l’Instance dans son analyse du projet de loi. Cette position ferme s’appuie sur une lecture constitutionnelle et conventionnelle : l’INPPLC rappelle que cette condition va à l’encontre des principes consacrés par la Constitution marocaine de 2011 et les conventions internationales ratifiées par le Royaume, qui prévoient expressément une implication large et effective de la société civile dans la prévention et la répression de la corruption.
Les associations anti-corruption, dont certaines œuvrent depuis des décennies sur le terrain, perçoivent cette disposition comme une tentative de museler leur action et de limiter leur capacité à intervenir dans des affaires sensibles. Pour ces acteurs, obtenir une autorisation ministérielle pour chaque constitution de partie civile équivaut à placer un verrou institutionnel sur leur capacité d’action.
Vers un compromis entre contrôle et liberté d’action ?
Face à cette situation, l’INPPLC adopte une position sans équivoque : elle recommande la suppression pure et simple de l’exigence d’autorisation préalable et plaide pour garantir pleinement le droit des associations de la société civile à se constituer partie civile sans autre condition restrictive. Pour étayer son argumentation, l’Instance s’appuie sur des expériences internationales comparables. «D’autres pays ont mis en place des mécanismes similaires avec succès, permettant à la société civile de jouer pleinement son rôle de vigie démocratique sans entraver le fonctionnement de la justice», précise l’INPPLC, soulignant que ces expériences étrangères démontrent qu’une telle approche est non seulement viable, mais bénéfique pour l’ensemble du système judiciaire.
L’Instance insiste particulièrement sur l’importance capitale de ce droit pour garantir l’accès à la justice pour les victimes de corruption. Dans son argumentaire, elle met en lumière une réalité souvent méconnue : les faits de corruption sont fréquemment dissimulés dans des circuits opaques, rendant leur détection particulièrement difficile pour les autorités judiciaires traditionnelles. Les associations, par leur travail d’investigation et leur proximité avec les réalités du terrain, constituent donc un maillon essentiel de la chaîne de détection et de signalement.
Transparence et information du public : un enjeu complémentaire
Au-delà de la question de la constitution de partie civile, l’INPPLC soulève un autre point fondamental : celui de l’information du public sur les affaires en cours. L’Instance recommande que les autorités judiciaires assurent une communication plus fluide et plus complète afin de sensibiliser les citoyens et de garantir la transparence des procédures.
Cette mesure, si elle était adoptée, permettrait à la population de suivre les évolutions des affaires liées à la corruption, contribuant ainsi à renforcer la confiance dans les institutions judiciaires et à créer un climat de vigilance collective face aux pratiques de corruption. La transparence apparaît ainsi comme un élément indissociable d’une lutte efficace contre la corruption, créant un cercle vertueux où information du public, participation citoyenne et action judiciaire se renforcent mutuellement.
Un moment charnière pour la gouvernance marocaine
À l’heure où le projet de loi poursuit son cheminement parlementaire, l’enjeu dépasse largement les considérations techniques juridiques. C’est bien la conception même du rôle de la société civile dans l’édifice démocratique marocain qui se trouve questionnée. Les prochaines rencontres organisées par le Parti du progrès et du socialisme, le Parti de l’Istiqlal et l’Union socialiste des forces populaires promettent d’être des moments cruciaux de ce débat. Ces formations politiques, en s’emparant publiquement de la question, signalent l’importance qu’elles accordent au rôle des contre-pouvoirs dans la construction démocratique du Maroc. L’INPPLC, pour sa part, maintient son cap et appelle les décideurs à adopter une approche qu’elle qualifie de «courageuse», qui renforcerait les mécanismes de lutte contre la corruption tout en préservant les garanties fondamentales du procès équitable et en valorisant pleinement l’apport de la société civile.