Maroc

L’ordre du cosmos : simple nécessité ou intelligence suprême ?

Les philosophes péripatéticiens, héritiers d’Aristote, avaient tenté d’apporter une réponse. Pour eux, les astres n’étaient pas de simples objets matériels, ils possédaient une âme, une intelligence propre qui les guidait dans leur mouvement. L’univers était composé de sphères parfaites, où chaque planète était enchâssée dans une structure harmonieuse, régi par une nécessité absolue.

Mais cette vision du monde, qui semblait si ordonnée, était précisément ce qu’Al-Ghazali remettait en cause dans son «Tahafut al-Falasifa». Car si l’univers obéit à une loi mécanique indépendante de Dieu, alors où est la place de Sa volonté ? Si les astres suivent un ordre rigide, sans intervention divine, alors ne sommes-nous pas en train d’exclure le Créateur de Sa propre création ?

Ces questions, loin d’être des vestiges d’un débat médiéval, résonnent aujourd’hui avec une intensité nouvelle. Car si la science moderne a abandonné l’idée des sphères célestes, elle a découvert un autre mystère : le «fine-tuning» de l’univers, cet ajustement précis des constantes fondamentales qui rend notre existence possible.

L’âme et la résurrection : simple croyance ou vérité ultime ?

Une mécanique céleste figée ?

Les philosophes grecs et leurs successeurs musulmans voyaient dans le mouvement des astres un enchaînement parfait, une nécessité mathématique qui ne laissait pas de place au hasard. Selon Aristote, les sphères célestes étaient mues par des intelligences pures, des moteurs immobiles qui transmettaient leur mouvement aux planètes et aux étoiles. Cette vision fut perfectionnée par Ptolémée, qui imagina un système complexe de cercles et d’épicycles permettant d’expliquer les trajectoires observées.

Les penseurs musulmans, influencés par cette cosmologie, intégrèrent cette idée dans leurs spéculations. Avicenne considérait que le mouvement des sphères célestes était régi par des Intelligences séparées, intermédiaires entre Dieu et le monde matériel. Ces entités, issues d’un ordre supérieur, transmettaient leur influence aux astres, leur conférant un rôle plus qu’un simple objet physique inerte.

Mais Al-Ghazali, fidèle à sa critique des philosophes, rejette l’idée que le mouvement des astres découle d’une nécessité intrinsèque. Pour lui, ce que nous percevons comme un ordre stable n’est qu’une manifestation renouvelée de la volonté divine. Aucune sphère céleste ne se meut par sa propre essence, c’est Dieu qui maintient cet équilibre à chaque instant, et non une mécanique autonome.

Mais alors, si l’univers n’est pas régi par une nécessité aveugle, est-il réglé au hasard ou bien reflète-t-il une intelligence supérieure ?

L’univers est-il réglé pour la vie ?

Des siècles après Al-Ghazali, la science moderne a révélé un fait troublant : l’univers semble réglé avec une précision infinie pour permettre l’apparition de la vie.

Les lois fondamentales de la physique ne sont ni arbitraires ni aléatoires. Elles reposent sur des constantes d’une précision extrême, dont la moindre variation aurait rendu notre existence impossible.

Prenons le rapport entre la masse du neutron et celle du proton. Légèrement supérieur à 1, cet équilibre subtil permet aux noyaux atomiques de se former et de perdurer. Une infime modification aurait bouleversé la synthèse des éléments à l’aube du cosmos, empêchant la naissance des étoiles et des planètes.

Mais c’est peut-être la densité de l’énergie noire (Λ) qui illustre le mieux cet ajustement vertigineux. Déterminant l’expansion de l’univers, ce paramètre est réglé à une précision estimée à 1 sur 10¹²². Une valeur légèrement plus élevée aurait dispersé la matière trop rapidement, empêchant la formation des galaxies. À l’inverse, une valeur inférieure aurait conduit l’univers à un effondrement gravitationnel.

Face à de tels ajustements, la question reste ouverte : s’agit-il d’un équilibre fortuit ou du signe d’un ordre sous-jacent encore inconnu ? Si la science moderne explique ces constantes, leur origine demeure une énigme qui nourrit autant la recherche que la réflexion philosophique.

Et c’est là que la critique d’Al-Ghazali garde toute sa pertinence. Car si les philosophes de son époque postulaient un ordre nécessaire des sphères célestes, la science moderne découvre un ordre encore plus profond dans les constantes fondamentales de l’univers. Mais cet ordre ne prouve pas qu’il existe par lui-même, il soulève, au contraire, la question de son origine. Ce que nous appelons lois de la nature ne sont-elles pas, en réalité, des manifestations d’un décret divin ?

Quid du multivers ?

Face à cette découverte du «fine-tuning», deux réactions opposées ont émergé. Certains scientifiques y voient une preuve d’un réglage intentionnel. Si l’univers est si précisément ajusté, cela signifie qu’il a été pensé pour permettre la vie. Des physiciens comme Paul Davies ou John Barrow avancent que cette précision ne peut être le fruit du hasard et suggèrent l’existence d’une intelligence organisatrice. D’autres, à l’inverse, tentent d’échapper à cette conclusion en postulant l’existence d’un multivers. L’idée est simple, s’il existe une infinité d’univers aux lois physiques différentes, alors il n’est pas surprenant que l’un d’entre eux, par pur hasard, possède les constantes idéales pour permettre la vie.

Mais ici encore, Al-Ghazali aurait un argument redoutable. Si nous devons invoquer l’existence d’autres univers pour expliquer le nôtre, alors nous ne faisons que reculer la question fondamentale. Car même dans un multivers, des lois doivent exister pour permettre cette diversité cosmique. Mais d’où viennent-elles ? Peut-on vraiment échapper à la nécessité d’une intelligence première ?

Vers une nouvelle lecture du cosmos

Pour le soufi, l’univers n’est pas un enchaînement mécanique de causes aveugles. Il est un signe, une trace laissée par le Créateur. Chaque étoile, chaque galaxie, chaque particule obéissent à une sagesse qui dépasse notre entendement.

L’homme moderne, perdu dans ses équations, tente de réduire le cosmos à des probabilités. Il parle d’univers parallèles, de fluctuations quantiques, de symétries cachées. Mais au fond, il se heurte à la même énigme qu’Al-Ghazali dénonçait déjà : croire que l’ordre peut émerger du néant, que la nécessité peut naître sans cause, que le hasard peut engendrer une harmonie parfaite.

Le mystique ne cherche pas à imposer des formules. Il contemple le ciel et y lit un poème. Il sait que chaque loi, chaque équilibre, chaque phénomène obéissent à une volonté suprême.

Et dans cette prise de conscience, il trouve la paix. Car si l’univers est réglé avec une telle précision, alors il n’est pas un accident. Il est voulu. Et si le cosmos est voulu, alors chaque étoile, chaque souffle, chaque battement de cœur sont une signature du divin. L’homme n’est pas un hasard parmi les astres, il est un témoin. Un invité dans un monde où tout, depuis l’infime particule jusqu’aux galaxies lointaines, murmure l’écho d’une sagesse infinie.