L’agriculture familiale au Maroc, le maillon faible des stratégies agricoles (CESE)

C’est dans un contexte marqué par les défis climatiques et la nécessité de repenser les modèles de développement agricole que le CESE a organisé, mercredi 14 mai 2025, une rencontre de restitution de son avis consacrée à la petite et moyenne agriculture familiale. Face à un parterre de représentants ministériels, d’institutions publiques, d’organisations nationales et internationales, et de la société civile et de médias, le président du Conseil, Abdelkader Amara, a présenté les conclusions d’un travail approfondi sur un secteur qui représente l’épine dorsale de l’agriculture marocaine, mais qui reste le «maillon faible» des politiques publiques.
«La petite et moyenne agriculture familiale n’est pas seulement un ensemble d’unités productives limitées en termes de superficie ou de ressources, mais aussi un mode de vie intégré: elle assure la sécurité alimentaire des populations locales, crée des emplois, encourage la stabilité en milieu rural, limite l’exode rural et préserve l’environnement ainsi que les traditions et pratiques productives et de consommation transmises de génération en génération», a souligné le nouveau président du CESE à cette occasion, avant de révéler l’ampleur des enjeux de l’avis présenté par l’Institution.
Un pilier économique et social méconnu dans les politiques publiques
L’agriculture familiale petite et moyenne représente environ 70% du total des exploitations agricoles marocaines. Pourtant, selon le diagnostic établi par le CESE, les politiques publiques dans les domaines du développement agricole et rural n’ont pas suffisamment ciblé, de manière efficace, les acteurs de ce modèle productif. Les chiffres sont éloquents : les données du Plan Maroc Vert révèlent que le volume des investissements destinés aux projets d’agriculture solidaire – pratiquée principalement par des agriculteurs familiaux – n’a pas dépassé 14,5 milliards de dirhams, contre environ 99 milliards de dirhams alloués à l’agriculture à haute valeur ajoutée. «Malgré les progrès tangibles réalisés par notre pays dans le domaine du développement agricole, l’agriculture familiale petite et moyenne reste le “maillon faible” des approches adoptées, que ce soit en termes de soutien technique, de financement ou d’accompagnement», a déploré le président du CESE.
Cette disparité a contribué à l’aggravation des contraintes auxquelles fait face l’agriculture familiale, notamment en raison des changements climatiques, de la hausse des prix des intrants de production et des perturbations des chaînes d’approvisionnement, sans oublier le caractère fragmenté des terres et la difficulté de leur mobilisation et de leur valorisation.
L’étude approfondie menée par le CESE révèle pourtant l’importance capitale de ce secteur dans l’économie nationale. Les exploitations agricoles dont la superficie est inférieure à 5 hectares (et qui englobent la majorité des exploitations familiales petites et moyennes) contribuent à hauteur de 29% de la valeur ajoutée agricole. Plus impressionnant encore, 43,8% du cheptel bovin et 45,7% du cheptel ovin et caprin se trouvent dans des exploitations de moins de 3 hectares. «La petite et moyenne agriculture familiale joue un rôle crucial dans la préservation des écosystèmes et de la biodiversité, en contribuant à la gestion durable des ressources naturelles et en renforçant la capacité des exploitations agricoles à résister aux fluctuations climatiques et aux pressions externes», a ajouté M. Amara.
Une démarche participative inédite révélant les préoccupations des agriculteurs Le CESE a adopté pour l’élaboration de cet avis une approche résolument participative. Des auditions ont été organisées avec différents acteurs institutionnels, professionnels et experts. Une visite de terrain a été effectuée pour prendre le pouls de la réalité locale. Mais c’est surtout la consultation citoyenne qui a marqué un tournant dans les pratiques du Conseil. Lancée via la plateforme numérique «Ouchariko.ma», cette consultation a recueilli 55.935 interactions, dont 1.298 réponses au questionnaire, ainsi que de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux. «Je tiens à souligner que c’est la première fois que le Conseil enregistre, dans le cadre de ses consultations citoyennes, une participation plus importante du milieu rural avec un taux de 57%. Cela reflète le grand intérêt que la population rurale porte à ce sujet», a relevé avec satisfaction le président du CESE.
Les résultats de cette consultation ont mis en lumière les préoccupations majeures des agriculteurs familiaux. La faiblesse de l’encadrement et de la vulgarisation agricole a été identifiée comme le défi le plus important auquel est confrontée la petite et moyenne agriculture familiale, exprimée par 27% des répondants. Vient ensuite la vulnérabilité de ce modèle agricole face aux fluctuations climatiques, considérée par 20% des participants comme l’une des contraintes les plus importantes. Les problèmes d’organisation (16%) et la difficulté d’accès au financement (14,5%) complètent le tableau des principaux défis.
Un fait préoccupant a également été relevé : la faible participation des jeunes à cette consultation. Seulement 5% des participants appartenaient à la tranche d’âge 15-24 ans, et moins de 10% à la tranche 25-34 ans. «Cela soulève des questions sur la durabilité de l’agriculture familiale et l’intérêt des jeunes pour ce modèle agricole», s’est inquiété le président du Conseil.
Des défis structurels entravant le développement du secteur
L’avis du CESE a identifié avec précision les multiples défis auxquels fait face l’agriculture familiale petite et moyenne au Maroc. Ces défis sont regroupés en trois grandes catégories : ceux liés à la production et au soutien, ceux concernant la couverture sanitaire des agriculteurs et ceux relatifs à la durabilité.
En matière de production et de soutien, les obstacles sont nombreux. L’accès limité aux facteurs de production, le recul des semences locales, la faible mécanisation et les précipitations faibles et irrégulières constituent les principaux défis de productivité. La recherche agronomique et l’innovation souffrent quant à elles de l’absence de données officielles récentes (le dernier recensement agricole général datant de 2016), d’une faible valorisation des compétences locales des petits et moyens agriculteurs et d’un manque de protection et de valorisation des races locales.
L’encadrement et la vulgarisation agricole présentent également des lacunes importantes. «Aucune évaluation de la stratégie nationale de conseil agricole lancée en 2010 n’a été réalisée», a pointé le rapport du CESE. Le déficit en ressources humaines est criant, avec seulement «6 conseillers agricoles pour la province d’Essaouira, qui compte 54 communes rurales», a fait remarquer le Conseil. L’organisation professionnelle constitue un autre point faible. «La fragilité qui caractérise l’organisation des petits et moyens agriculteurs familiaux en coopératives, attribuable en partie à la représentativité limitée des agriculteurs», ainsi que «l’insuffisance d’encadrement et d’accompagnement de proximité de l’agriculture familiale petite et moyenne» sont autant de freins à leur développement.
Le rapport souligne également les difficultés d’accès au foncier, avec environ 88% des terres de la petite agriculture non immatriculées, et 66% des exploitations agricoles de moins de 5 hectares qui sont en indivision. L’accès aux crédits et au financement est tout aussi problématique, avec un accès limité aux informations sur les produits financiers disponibles et aux procédures relatives à l’obtention des prêts, une faible capacité de remboursement et l’absence de garanties.
Sur le plan de la couverture sanitaire, le CESE relève que le Registre national agricole, créé par la loi 80.21 promulguée le 24 mai 2022, ne tient pas compte de la diversité des profils des agriculteurs et de la complexité du foncier et de la structure familiale. Les taux et modalités de cotisation ne prennent pas en considération le caractère saisonnier et irrégulier des revenus agricoles, compliquant ainsi le paiement des cotisations et leur régularité.
Enfin, concernant la durabilité, l’avis met en exergue le stress hydrique croissant, exacerbé par les changements climatiques et la concurrence pour l’accès aux ressources en eau entre différents secteurs. Le document souligne également les défis liés à la sécurité alimentaire et à la pérennité des exploitations agricoles, notamment les limites du développement des circuits courts de commercialisation.
Une vision ambitieuse pour transformer l’agriculture familiale
Face à ce diagnostic approfondi, le CESE propose une vision audacieuse : faire de l’agriculture familiale petite et moyenne une priorité stratégique dans le cadre des politiques agricoles et rurales nationales. L’ambition affichée est de transformer ce secteur en un modèle «plus productif, inclusif et durable, en renforçant son intégration dans les chaînes de valeur, sa capacité de négociation sur les marchés, sa contribution à la stabilité de la population rurale, à l’amélioration des revenus et à la préservation des écosystèmes». Pour concrétiser cette vision, le Conseil recommande l’élaboration d’un plan d’action spécifique à ce modèle agricole, qui prendrait en compte les spécificités de chaque territoire. Ce plan devrait inclure des mesures de soutien dépassant le cadre des activités agricoles pour englober la poursuite du développement d’infrastructures adaptées, la diversification des activités génératrices de revenus et l’amélioration de l’accès aux services publics.
Le CESE articule ses recommandations autour de cinq axes majeurs :
- Le premier vise à renforcer la fonction productive et économique de l’agriculture familiale petite et moyenne, notamment en améliorant l’accès au financement, en simplifiant les procédures administratives et en encourageant l’adoption de pratiques agricoles durables. «Il est crucial d’encourager les petits et moyens agriculteurs familiaux à adopter des pratiques agricoles durables, telles que la rotation des cultures, le semis direct, l’optimisation de l’irrigation et la diversification des cultures», préconise le rapport. Le CESE recommande également de développer, selon les spécificités agro-écologiques de chaque région, des cultures résistantes aux changements climatiques, à forte valeur ajoutée et à faible consommation d’eau.
- Le deuxième axe concerne la mise en place d’une protection sociale adaptée aux spécificités des travailleurs dans les petites et moyennes exploitations agricoles familiales. Le Conseil propose notamment la création d’un système de retraite spécifique pour les petits agriculteurs familiaux et la garantie du droit des aides familiales à la couverture sanitaire.
- Le troisième axe appelle à reconnaître et valoriser les fonctions environnementales de l’agriculture familiale petite et moyenne, en intégrant ses contributions écosystémiques dans les politiques agricoles et rurales et en développant des mécanismes financiers incitatifs.
- Le quatrième axe vise à renforcer le système de conseil agricole et d’organisation technique spécifique à l’agriculture familiale petite et moyenne. «Il est nécessaire d’augmenter substantiellement le nombre de ressources humaines pour combler le déficit et d’améliorer la qualité de l’accompagnement fourni dans ce domaine», stipule l’avis du CESE.
- Enfin, le cinquième axe propose d’orienter la recherche agronomique vers les besoins spécifiques de l’agriculture familiale petite et moyenne, en facilitant l’accès aux données et résultats des études et recherches menées dans le domaine agricole, et en encourageant la réalisation de recherches multidisciplinaires.
Vers une transformation profonde du modèle agricole marocain
L’avis du CESE intervient à un moment crucial pour l’agriculture marocaine, confrontée aux défis des changements climatiques, de la raréfaction des ressources en eau et de la nécessité de garantir la sécurité alimentaire. La petite et moyenne agriculture familiale, par sa résilience et son ancrage territorial, pourrait constituer un levier essentiel pour relever ces défis. «Le renforcement de l’agriculture familiale petite et moyenne n’est pas seulement une question d’équité sociale, mais aussi un impératif pour la durabilité de notre système agricole et la préservation de notre patrimoine rural», a conclu Abdelkader Amara.
Les recommandations du CESE préconisent une approche globale et intégrée, qui dépasse le seul cadre agricole pour englober les dimensions économiques, sociales et environnementales du développement rural. Elles appellent à une mobilisation de tous les acteurs, des pouvoirs publics aux organisations professionnelles, en passant par la société civile et les institutions de recherche. L’avis souligne également l’importance de l’organisation collective des agriculteurs familiaux. «Il est essentiel de renforcer l’organisation des petites et moyennes exploitations agricoles familiales en coopératives et groupements d’intérêt économique, afin de mutualiser leurs ressources, d’améliorer leur pouvoir de négociation et de s’inspirer des expériences réussies aux niveaux national et international en matière d’organisation agricole», recommande le rapport. Cette organisation permettrait de réduire la taille et l’impact des intermédiaires, de faciliter le développement de circuits courts de commercialisation et de promouvoir le commerce de proximité, offrant ainsi aux exploitations familiales un meilleur accès aux marchés locaux et régionaux.
La question de la relève générationnelle est également au cœur des préoccupations du CESE. Pour assurer la durabilité et le renouvellement des générations d’exploitations agricoles familiales petites et moyennes, le Conseil propose de faciliter leur transmission aux jeunes générations, en mettant en place des mécanismes d’accompagnement appropriés, en fournissant des programmes de formation innovants et en améliorant l’accès au financement, aux marchés et aux technologies.
L’avis met également l’accent sur la promotion de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes en milieu rural, en tenant compte des défis spécifiques auxquels sont confrontées les femmes. Cela comprend la garantie de leur accès à la formation, à l’emploi, aux crédits, aux marchés, ainsi qu’au foncier et aux instances de prise de décision au niveau local. «La petite et moyenne agriculture familiale n’est pas un vestige du passé qu’il faudrait moderniser à tout prix, mais bien un modèle d’avenir qu’il convient de valoriser et de renforcer pour répondre aux défis contemporains de durabilité, d’inclusion et de résilience», résume le rapport.