Maroc

La métamorphose silencieuse de la justice marocaine présentée au SIEL

«L’indépendance de la justice… une cause nationale.» Cette affirmation puissante capte immédiatement l’attention des visiteurs rassemblés au Salon international de l’édition et du livre de Rabat ce vendredi 18 avril 2025. L’assistance a été réunie autour de la thématique proposée par le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) qui a inaugurée sa participation à cet événement culturel majeur par son bilan, avec une présence institutionnelle transformée dans son stand en un véritable espace de dialogue avec la société. «Votre présence aujourd’hui dans cet espace consacré à la justice n’est pas simplement symbolique. Elle revêt une signification profonde, en ce qu’elle témoigne de l’attachement du citoyen à la justice, de son intérêt pour son fonctionnement et de la confiance qu’il place en ses institutions», a déclaré avec conviction Mounir El Montassir Billah, secrétaire général du CSPJ, devant une assistance nombreuse et attentive.

Une institution née d’une révolution constitutionnelle

Le parcours du CSPJ est étroitement lié à celui de la Constitution de 2011, qui a marqué un tournant décisif dans l’histoire judiciaire du Maroc. «La Constitution de 2011 n’a pas été une simple réforme juridique : elle a été une révolution tranquille qui a replacé la justice du bord du pouvoir au cœur même de celui-ci», explique le secrétaire général. Cette évolution fondamentale s’est concrétisée notamment à travers l’article 107, qui affirme sans ambiguïté : «Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif».

Pour Chakir Fettouh, directeur du Pôle des études et des affaires juridiques du Conseil, le chemin parcouru depuis la création du CSPJ en 2017 peut être divisé en trois phases distinctes. «La première phase, qui a duré environ trois ans, était une phase de fondation. Il fallait mettre en place les structures, les cadres administratifs et judiciaires pour que cette nouvelle autorité puisse fonctionner», précise-t-il. Puis est venue «une phase de consolidation institutionnelle, à partir de 2020 ou 2021», qui a révélé certaines lacunes législatives et la nécessité d’adapter le cadre juridique. Cette période a abouti à l’adoption de la loi organique de 2023, renforçant les prérogatives du Conseil, notamment en matière de suivi de l’activité des tribunaux, de formation des magistrats et de gestion de l’administration judiciaire. L’institution se trouve aujourd’hui dans sa troisième phase, celle de «l’ouverture de grands chantiers stratégiques pour la réforme de la justice, en ligne avec les orientations de Sa Majesté le Roi», visant à faire de la justice un véritable levier de développement et de confiance.

Une feuille de route stratégique en trois axes

Depuis 2021, le CSPJ a tracé une trajectoire claire articulée autour de trois piliers fondamentaux : l’efficacité, la numérisation et l’ouverture institutionnelle. «Le Conseil a suivi un chemin stratégique qui s’est traduit par des résultats concrets et mesurables», souligne Mohammed Nassar, membre du CSPJ qui présidait la séance d’ouverture. Le bilan chiffré est éloquent : 20 décisions stratégiques relatives à l’organisation judiciaire et au renforcement des mécanismes de gouvernance, 9 accords de partenariat internationaux conclus avec des institutions judiciaires de haut niveau en Europe et en Asie, et 6 plateformes numériques destinées aux juges et aux justiciables.

Parmi ces plateformes figure le Portail judiciaire du Royaume, qui rassemble aujourd’hui 43.485 décisions jurisprudentielles publiées, une plateforme de doléances et de réclamations, un système numérique d’évaluation de la performance judiciaire, ainsi qu’une revue judiciaire nationale documentant le parcours institutionnel et juridique national.

L’efficience judiciaire : des délais raisonnables enfin respectés

Premier grand chantier stratégique du CSPJ : l’efficience judiciaire. «Pour nous, l’efficience, c’est qu’un citoyen qui s’adresse à la justice obtienne un jugement équitable et conforme à la loi dans un délai raisonnable, et que ce jugement soit exécutoire», définit Chakir Fettouh. Pour concrétiser cette ambition, le Conseil a lancé un vaste chantier sur le délai raisonnable, principe consacré par l’article 120 de la Constitution. Des délais indicatifs ont été établis pour le traitement des affaires, «non pas comme une épée de Damoclès sur la tête des magistrats, mais comme un repère pour éviter les retards injustifiés», précise Mohammed Nassar.

Les résultats sont déjà visibles. En 2024, les juridictions du Royaume ont atteint un taux de réalisation de 103% par rapport au nombre d’affaires enregistrées, permettant de réduire le stock des affaires en instance de 142.760 dossiers par rapport à 2023. Les délais indicatifs de traitement affichent des performances notables : 72% pour les affaires civiles, 75% pour les affaires commerciales, 77% pour les dossiers pénaux, 75% pour les affaires administratives et 69% pour le droit de la famille. «Ce que les juges ont réalisé l’année dernière, en 2024, est vraiment très honorable, malgré les difficultés et la pression du travail», salue Mohammed Nassar, qui souligne également l’effort considérable fourni par chaque magistrat, avec une moyenne de 2.100 affaires traitées par juge dans les tribunaux de première instance.

Ce dernier point met en lumière un défi important pour l’avenir : «Au Maroc, nous avons environ 3.000 juges du siège, ce qui représente une moyenne de 8,1 juges pour 100.000 habitants. Cet indicateur est utilisé par le Conseil de l’Europe pour évaluer les systèmes judiciaires en Europe, où la moyenne est de 21,9 juges pour 100.000 habitants. Nous en avons huit, ce qui signifie que le chemin est encore long. Un effort doit être fait par l’État pour injecter du sang neuf dans le corps judiciaire».

L’indépendance financière : une autonomie conquise pas à pas

Si l’indépendance du pouvoir judiciaire est proclamée par la Constitution, sa mise en œuvre concrète a nécessité un travail de fond, particulièrement sur le plan financier et administratif. Abdelkader Cheikhi, chef de la Division des affaires financières des magistrats, expose ce volet crucial de la réforme : «La Constitution du Royaume de 2011, en proclamant l’indépendance du pouvoir judiciaire des pouvoirs législatif et exécutif par son article 107 et en instituant le CSPJ comme instance constitutionnelle représentant ce pouvoir, a renforcé cette indépendance en lui accordant une autonomie financière et administrative, conformément à l’article 116». Cette autonomie s’est traduite concrètement par l’attribution au Conseil d’un budget propre, inscrit au budget général de l’État sous un chapitre intitulé «Budget du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire». Le président délégué du Conseil en est l’ordonnateur, avec possibilité de délégation.

Une étape décisive a été franchie en 2023 avec la modification de l’article 55 de la loi organique relative au CSPJ. «Avant la modification de l’article, il était inconcevable et illogique de parler d’indépendance du pouvoir judiciaire, alors que le juge, pour obtenir un certificat de salaire, devait se rendre au ministère de la Justice, et que le juge recevait son salaire du budget du ministère de la Justice», rappelle Mohammed Nassar. La nouvelle formulation de l’article stipule désormais que «Le Conseil, en coordination avec le ministère chargé des Finances, prend toutes les mesures nécessaires pour exécuter les décisions du Conseil relatives à la situation administrative et financière des juges», supprimant ainsi l’intervention du ministère de la Justice. Cette indépendance financière s’est accompagnée d’une évolution significative du budget du Conseil, particulièrement marquée en 2023 et 2024, ainsi que d’un renforcement considérable des ressources humaines, l’effectif passant de 40 personnes en 2017 à 495 agents au 15 avril 2025 (585 en comptant les éléments des Forces auxiliaires).

L’investissement dans l’humain : formation et éthique au cœur de la réforme

«La formation n’est pas une question purement technique ou administrative, elle est est un pari sur l’être humain.» Cette affirmation d’Amal Lemniai, présidente du Pôle de la formation et de la coopération, résume la philosophie qui guide le troisième grand chantier du CSPJ. Pour elle, «toute réforme d’un système, avant les équipements, avant les textes de loi, avant les bâtiments – malgré leur importance – doit considérer l’humain. L’humain, car c’est lui qui donne sens, esprit et efficacité à tout le reste». Cette vision s’inscrit dans une conviction profonde : «le véritable investissement est celui réalisé dans l’humain, c’est-à-dire dans le juge». Pourquoi un tel accent sur la formation ? «Car la confiance dans la justice est avant tout la confiance dans le juge», explique Amal Lemniai. «L’être humain, par nature, fait confiance aux personnes avant de faire confiance aux procédures et aux systèmes. La justice, en fin de compte, est l’empreinte de celui qui la rend, de celui qui la façonne».

Cette priorité accordée à la formation s’est concrétisée par plusieurs initiatives majeures : l’inscription de cette dimension dans le plan stratégique du CSPJ, la modification du cadre juridique régissant l’Institut supérieur de la magistrature, la création d’un pôle dédié au sein du Conseil et la mise en place d’une stratégie claire concernant la formation initiale, continue et spécialisée. En 2024, trente-six sessions de formation ont été organisées, couvrant des domaines variés et ciblant 1.153 magistrats. Le contenu était diversifié, allant de l’approfondissement des connaissances juridiques à la formation sur des enjeux émergents comme l’intelligence artificielle et la cybercriminalité, en passant par le renforcement des compétences personnelles et la formation en matière d’éthique.

La modernisation et la numérisation : le défi du XXIe siècle

Dans un monde en constante évolution technologique, le quatrième chantier stratégique du CSPJ concerne la modernisation et la digitalisation du système judiciaire. «C’est une nécessité impérieuse pour renforcer la transparence, la rapidité et l’efficacité», affirme Chakir Fettouh. Le Conseil a créé un pôle dédié à la modernisation et travaille sur plusieurs fronts : la digitalisation de la gestion des dossiers des magistrats, la modernisation du travail judiciaire et de l’administration des tribunaux, ainsi que l’intégration réfléchie de l’intelligence artificielle dans le contexte de la justice.

Cette transformation numérique s’est déjà concrétisée par la mise en place d’une architecture intégrée comprenant des tableaux de bord interactifs et des analyses de performance via le système d’information Sage 2. L’objectif affiché est «une gestion intelligente du temps judiciaire et une amélioration continue des indicateurs». «Nous avons entamé au Conseil, en coordination avec la Cour de cassation, un travail important qui est la publication des jurisprudences judiciaires», souligne Mohammed Nassar. «Cet aspect était difficile d’accès pour les observateurs ainsi que pour les magistrats. Aujourd’hui, le Conseil met à leur disposition cette jurisprudence».

Une vision d’avenir : les défis à relever

Si le bilan présenté lors de cette journée d’ouverture du Salon du livre est impressionnant, les intervenants ont également évoqué les défis qui attendent le CSPJ et la justice marocaine dans les années à venir. Parmi les projets stratégiques en cours figurent l’élaboration de critères objectifs d’évaluation des juges, l’étude des causes du recul des candidatures féminines aux postes de responsabilité, le déploiement de l’intelligence artificielle dans la gestion des affaires judiciaires, la réforme de la formation continue et le renforcement de la coopération internationale.

Amal Lemniai rappelle qu’au niveau local, «la proximité avec les justiciables ne se limite plus à la dimension géographique», mais englobe «la proximité avec leur réalité, leurs attentes, leur langage, leur vulnérabilité parfois». Au niveau national, «il n’y a pas de développement global sans sécurité juridique, et pas de sécurité juridique sans une justice garante des droits et libertés». Quant à l’échelle internationale, elle pose des défis transfrontaliers comme la criminalité organisée et la mondialisation des lois. «Tous ces défis nous obligent à repenser les rôles et les fonctions traditionnelles de la justice et les modes d’exercice de ses missions», conclut-elle. «Ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas une simple transformation technique ou conjoncturelle, mais une transformation structurelle profonde».